The Irishman, le retour des rois [Critique]

Son développement n’aura pas été de tout repos, mais il est enfin là : The Irishman, réalisé par Martin Scorsese, est disponible sur la plateforme de streaming Netflix. Le réalisateur de Casino revient au film de mafia, trois ans après l’exténuant Silence. Il signe un mastodonte d’une durée de trois heures qui, en plus d’évoquer l’Histoire des États-Unis, pourrait en dire long sur son auteur.
Frank Sheeran, surnommé « The Irishman », partage ses souvenirs. Le récit d’une vie de criminalité, où les trahisons sont courantes et où le sang coule, souvent.
Les fresques criminelles, Scorsese ne s’y est pas frotté depuis Les Infiltrés. The Irishman apparaît alors comme un retour aux sources, appuyé par la neuvième participation de Robert De Niro. À la manière du classique Les Affranchis (du moins, il le laisse penser un temps), le cinéaste dresse un portrait magistral des mafias, où s’entrelacent les amitiés, les trahisons et les meurtres. Une odyssée au cœur des États-Unis, par le prisme d’une vie, celle de Frank Sheeran. The Irishman balaye le parcours de cet homme, un transporteur modeste qui côtoiera les illustres figures de son époque. De façon décousue, mais jamais aléatoire ou maladroit, le scénario présente des instants de vie intenses, violents et émouvants : les fragments d’une existence qui baigne dans le sang et les désillusions, plaçant le pouvoir et la quiétude comme deux variables en parfaite opposition. Un « rise and fall » bien moins sensationnel que les précédentes histoires du maestro, évoquant la naissance des remords et la déconstruction d’un père de famille. À mesure que Sheeran s’enfonce dans le vice, il doit accepter renoncer à sa propre paix, à ses propres choix. Une leçon personnifiée via le personnage de sa fille, Peggy, dont le regard est capté par Scorsese tel l’indicateur d’une relation qui se désagrège. Contrairement au Loup de Wall Street, qui plaçait la décadence en sommet du cool, le vingt-cinquième film de Martin Scorsese traite la criminalité comme un cancer qui gangrène l’individu et ses relations. Plutôt symbolique et révélateur chez un cinéaste qui a fait de ce sujet la pierre angulaire de son art.
Le film s’étalant sur une cinquantaine d’année, traitées sur trois heures et demie, celui-ci ne se contente pas de mettre en image la vie mouvementée d’un tueur à gages. The Irishman raconte en filigrane l’Amérique, sa démesure, sa politique, sa corruption. Scorsese ne met pas seulement en boite un biopic qui vise le chemin d’un seul homme : son œuvre infiltre une époque, le changement d’une nation (ses présidents qui se succèdent, la place des mafias, etc). Voir le visage de Robert De Niro se creuser, c’est voir les États-Unis se mouvoir. Une retranscription qui s’opère non sans une profonde mélancolie.

Le temps qui passe et ce qu’il emporte. Scorsese en fait ici le thème principal. D’un simple voyage en voiture, les souvenirs fusent, aux croisements de lieux, à l’écho des dialogues. Peu à peu, l’allégorie devient limpide : la route empruntée par les vieux criminels en début de film est le reflet d’une vie, et lorsque le passé rattrape le présent, l’œuvre plonge dans une dimension âpre, triste et nostalgique. Le rapport au temps est si prononcé qu’il se manifeste aussi dans l’utilisation des effets spéciaux, chargés de rajeunir (ou vieillir) les acteurs de cet immense spectacle. Pas de prothèse pour De Niro, Pacino ou Pesci (tous les trois impériaux), mais un rajeunissement numérique impeccable – procédé visible dans Blade Runner 2049 ou encore Rogue One –, une technique onéreuse qui explique, par ailleurs, le budget élevé. Le cinéaste s’offre les services de sa monteuse attitrée, Thelma Schoonmaker, pour assembler les pièces d’un scénario extraordinairement dense. Le montage et ses transitions, d’une efficacité remarquable malgré la complexité des superpositions (flash-back dans le flash-back), mettent en exergue les thématiques intrinsèques au projet.
Une fois sorti de The Irishman, il est intéressant de questionner la place de ce dernier dans la filmographie de son auteur. Ce qui s’annonçait comme un alléchant mélange de ses classiques en est finalement assez éloigné. Le film témoigne d’une pesanteur et d’une tristesse peu commune à Scorsese. Si sa mise en scène n’a rien perdu de sa virtuosité, le réalisateur surprend de par son approche mélancolique. Cette fois-ci, il s’attaque à l’après, il laisse les regrets noyer ses protagonistes, eux qui laissent les portes entrouvertes pour mieux accueillir la mort. Avec cette ultime fresque, Martin Scorsese condamne les légendes (incarnées par les icônes du film de mafia) à la culpabilité, au poids des douloureux souvenirs. The Irishman serait donc un chapitre testamentaire, le dernier d’une carrière aux mythes vieillis ? Bien que ça y ressemble énormément, il ne s’agit pas d’un adieu (on sait que Scorsese travaille sur Killers of the Flower Moon, qui réunira Leonardo DiCaprio et Robert De Niro). Néanmoins, il se pourrait que le réalisateur ait définitivement tourné la page des films de gangster, et dans ce cas, The Irishman sonnerait comme la conclusion adéquate à tout un pan de sa remarquable carrière.
Avec un monument pareil dans son catalogue, Netflix s’arme face à la multiplication de ses concurrents. Requiem poignant, fresque historique et drame humain, The Irishman risque d’inspirer autant que d’inciter les cinéastes à se laisser séduire par la plateforme. Si cette dernière a su mettre un tel monstre du septième art dans sa poche, il ne serait pas étonnant que les auteurs d’hier et de demain y cèdent également. Un tournant pour le géant du streaming, à l’origine de Stranger Things et autres séries populaires, qui pourrait s’opposer à Disney, Amazon et cie, à l’aide de légendes.