The Irishman, le retour des rois [Critique]

Son développement n’aura pas été de tout repos, mais il est enfin là : The Irishman, réalisé par Martin Scorsese, est disponible sur la plateforme de streaming Netflix. Le réalisateur de Casino, dont les récents propos sur Marvel n’ont pas manqué d’ébranler Internet, revient au film de mafia, trois ans après Silence. Un mastodonte d’une durée de trois heures qui, en plus d’évoquer l’Histoire des États-Unis, pourrait en dire long sur son auteur.
Frank Sheeran, surnommé « The Irishman », partage ses souvenirs, le récit d’une vie de criminalité, où les trahisons sont courantes et où le sang coule, souvent.
Triste époque que celle où le nom de Scorsese ne suffit plus à séduire les producteurs. The Irishman est un projet de longue date, que son réalisateur travaille depuis 2008. Cela fait donc onze ans que le film se peaufine, que les potentiels financeurs se défilent. Il aura fallu attendre 2017 pour que Netflix, géant américain du streaming, achète les droits du long-métrage et annonce sa sortie pour novembre 2019. À l’heure de sa diffusion massive sur les écrans, il ne fait aucun doute que la Paramount, Universal Pictures ou Lionsgate doivent se mordre les doigts. Comment ne pas éprouver de regrets à l’idée de ne pas produire ou distribuer l’un des grands films de l’année, de ceux qui hantent un long moment ? Un tournant pour l’industrie cinématographie, et pour Netflix.
Les fresques criminelles, Scorsese ne s’y est pas frotté depuis Les Infiltrés. The Irishman apparaît alors comme un retour aux sources, appuyé par la neuvième participation de Robert De Niro. À la manière du classique Les Affranchis (du moins, il le laisse penser), le cinéaste dresse un portrait magistral des mafias, où s’entrelacent les amitiés, les trahisons et les meurtres. Une odyssée au cœur des États-Unis, par le prisme d’une vie. Celle de Frank Sheeran.
The Irishman balaye le parcours de cet homme, transporteur modeste qui côtoiera les illustres figures de son époque. De façon décousue, mais jamais aléatoire ou maladroit, le scénario présente des instants de vie, intenses, violents et émouvants. Les fragments d’une existence qui baigne dans le sang et les désillusions, plaçant le pouvoir et la quiétude comme deux variables contraires. Un « rise and fall » bien moins sensationnel que ses histoires précédentes, évoquant la construction des remords et la déconstruction d’un père de famille. À mesure que Sheeran s’enfonce dans le vice, il doit renoncer à sa propre paix, à ses propres choix. Une leçon personnifiée via le personnage de sa fille, Peggy, dont le regard est capté par Scorsese tel l’indicateur d’une relation qui se désagrège. Contrairement au Loup de Wall Street, qui plaçait la décadence en sommet du cool, le vingt-cinquième film de Martin Scorsese traite la criminalité comme un cancer, qui gangrène l’individu et ses relations. Très particulier et symbolique pour un cinéaste qui a fait de ce sujet la pierre angulaire de son art.
Le film s’étalant sur une cinquantaine d’année, celui-ci ne se contente pas de mettre en image la vie mouvementée d’un tueur à gages. The Irishman raconte l’Amérique, sa démesure, sa politique, sa corruption. Il ne s’agit pas d’un biopic qui vise le chemin d’un seul homme : c’est une œuvre qui explore une époque, le changement d’une nation (ses présidents qui se succèdent, la place des mafias, etc). Voir le visage de Robert De Niro se creuser, c’est voir les États-Unis se mouvoir. Une retranscription qui s’opère non sans mélancolie.

Le temps qui passe et ce qu’il emporte. Scorsese en fait le thème principal de son long-métrage. D’un simple voyage en voiture, les souvenirs fusent, aux croisements de lieux, à l’écho des dialogues. Peu à peu, l’allégorie devient limpide : la route empruntée par les vieux criminels est le reflet d’une vie, et lorsque le passé rattrape le présent, l’œuvre plonge dans une dimension âpre, triste et nostalgique. Le rapport au temps est si prononcé qu’il se manifeste aussi dans l’utilisation des effets spéciaux, chargés de rajeunir (ou vieillir) les acteurs de cet immense spectacle. Pas de prothèse pour De Niro, Pacino ou Pesci (tous les trois impériaux), mais un rajeunissement numérique impeccable – procédé visible dans Blade Runner 2049 ou encore Rogue One – une technique onéreuse qui explique, par ailleurs, le budget élevé du long-métrage. Le cinéaste s’offre les services de sa monteuse quasi-attitrée, Thelma Schoonmaker, pour assembler un scénario extraordinairement dense. Le montage et ses transitions, d’une efficacité remarquable malgré la complexité des superpositions (flash-back dans le flash-back, par exemple), mettent en exergue les thématiques intrinsèques au projet.
Une fois sorti de The Irishman, il est intéressant de questionner la place de ce dernier dans la filmographie de son auteur. Ce qui s’annonçait comme un alléchant mélange des classiques du genre en est finalement assez éloigné : le film témoigne d’une lenteur et d’une tristesse peu commune à Scorsese. Si sa mise en scène n’a rien perdu de sa virtuosité, le réalisateur surprend de par son approche mélancolique. Cette fois-ci, il s’attaque à l’après, il laisse les regrets noyer ses protagonistes, eux qui laissent les portes entrouvertes pour mieux accueillir la mort. Avec cette ultime fresque, Martin Scorsese condamne les légendes (incarnées par les icônes du film de mafia) à la culpabilité, au poids des douloureux souvenirs.
The Irishman serait donc un chapitre testamentaire, le dernier d’une carrière aux mythes vieillis ? Bien que ça y ressemble énormément, il ne s’agit pas d’un adieu (on sait que Scorsese travaille sur Killers of the Flower Moon, qui comptera Leonardo DiCaprio et Robert De Niro au casting). Néanmoins, il se pourrait que le réalisateur ait définitivement tourné la page des films de gangster, et dans ce cas, The Irishman sonnerait comme la conclusion adéquate à tout un pan de sa remarquable carrière.
Avec un monument pareil dans son catalogue, Netflix s’arme face à la multiplication de ses concurrents. Requiem poignant, fresque historique et drame humain, The Irishman risque d’inspirer autant que d’inciter les cinéastes à se laisser séduire par la plateforme. Si cette dernière a su mettre un tel monstre du cinéma dans sa poche, il ne serait pas étonnant que les auteurs d’hier et de demain y cèdent également. Un tournant pour le géant du streaming, à l’origine de Stranger Things et autres séries populaires, qui pourrait s’opposer à Disney, Amazon et cie, à l’aide de légendes du septième art.