Decision To Leave, vertige amoureux [Critique]

Récompensé à Cannes pour sa mise en scène virtuose, Park Chan-wook se réapproprie le voyeurisme hitchcockien pour une énième leçon de cinéma.
Hae-Joon, détective, mène l’enquête sur la mort d’un homme au sommet d’une montagne. Ses soupçons se portent sur Sore, la veuve, dont il tombe amoureux.
Avec Mademoiselle, la carrière de Park Chan-wook a pris un virage sentimental, si ce n’est romantique. Moins de marteaux vengeurs, plus de sensualité, de désirs qui frappent à la tête, de coups d’œil insistants. Son cinéma n’en est que plus opaque, indéchiffrable, la violence réduite au subliminal, aux non-dits, au contexte bien plus qu’à l’action, elle qui perforait effroyablement ses films précédents. Decision To Leave, son dernier ouvrage primé par le jury cannois, s’en sert comme d’une ligne de départ, un point de rencontre. Un homme est mort au sommet d’une montagne. Il laisse derrière lui une femme et un mystère à élucider, celui de sa chute. Pour la veuve et le policier en charge de l’enquête, c’est le début de l’obsession. Lui est un détective expérimenté, intègre, insomniaque et dévoué à son travail. Elle est la principale suspecte de l’affaire, une jeune femme d’origine chinoise au passé trouble, à peine ébranlée par la disparition de son époux. Lui doit veiller sur elle, elle veille passionnément à ce qu’il le fasse. Ce jeu insidieux pique à Basic Instinct son ambiguïté, se réapproprie le motif du voyeur tel que l’a sublimé Hitchcock, mais Park Chan-wook ne fait pas dans le recyclage pur et dur : il combine à ses influences évidentes sa science de la rupture, confondant les registres et les tons, et une logique de mise en scène implacable. Les séances d’interrogatoires ont des accents de comédie romantique, l’intrusion s’apparente à un rêve éveillé, le suspens est étranger au meurtre. La confusion des genres et de l’espace est celle des personnages, engloutis par leurs sentiments, leurs contradictions, avalés par un jeu qu’ils ont initié entre deux sourires inappropriés. Ils s’embourbent, sans avoir la force de lutter contre cette attirance proscrite ni même, au fond, vouloir s’en désister. Et l’on succombe avec.
Dans ce grand huit amoureux, les techniques les plus modestes sont celles qui cognent le plus fort. Les focales ballottent d’un coin à l’autre de la scène, tombent à la renverse, gravissent des montagnes ou se noient dans le tumulte des vagues. Le hasard n’a pas sa place dans ce déploiement massif d’angles et de points de vues imprévisibles et spectaculaires, aidés (avec parcimonie) de trucages numériques – pour parfaire les plans larges, vertigineux, picturaux ou les deux à la fois. Mais c’est lorsque le réalisateur revient aux champs-contrechamps qu’il transcende son histoire. Il glisse alors sobrement, en une simple superposition d’images (quelquefois trompeuse), dans l’intimité d’un couple incapable de communiquer normalement. Leur amour, à eux, se quantifie au nombre de photographies placardées sur les murs, d’indices laissés derrière soi, de messages envoyés clandestinement, de notes enregistrées sur une montre connectée. C’est aussi cela, le nouveau long-métrage de Park Chan-wook : une énigme à l’ère du smartphone, où l’écran est une autre fenêtre sur l’individu et ses pixels autant de détails à décoder. Au bout du fil, Tang Wei et Park Hae-il envoûtent par leurs hésitations, leurs paradoxes grossiers. La première campe une femme fatale ébréchée, magnifique fragile, au rictus narquois ; le second bombe le torse puis s’affaisse quand la tête est trop pleine. Le corps a son importance. Il trahit ce qui n’est prononcé – et ne le sera jamais.
L’on reconnaît bien la virtuosité du metteur en scène, grand artisan de la nouvelle vague sud-coréenne, derrière ce labyrinthe passionné. Esthète, probablement magicien, il renverse la base simpliste de son scénario avec une narration toute entortillée, une exactitude absolue, une esthétique somptueuse et de circonstance (tordue, contrastée, précise) et une surprenante interprétation de l’interdit. Après six ans d’absence – si l’on fait abstraction de sa série télévisée pour la BBC –, Park Chan-wook signe une énième leçon de septième art, moins fulgurante que son Old Boy, dégarnie de l’érotisme de Mademoiselle, mais prompt à piéger son public, le paumer et lui déchirer le palpitant, à la mer comme à la montagne. La romance de l’année, en définitive.