Blade Runner 2049 : déception programmée [FOCUS]

L’une des vérités induites par le septième art est qu’une seconde se fragmente en dizaines d’images, chacune imprégnée d’une idée, d’un concept, d’une vision. Il appartient au réalisateur de les multiplier, les diviser, mais par-delà les nombres, de mettre ces images au service d’une intention. Raconter une histoire, transmettre une pensée, dépeindre ou inciser : l’image compte parmi les outils – si ce n’est le seul véritable – les plus éloquents.
L’époque a témoigné, à plus d’une reprise, son affection pour la résurrection d’objets cultes. Evil Dead, Ghostbusters ou Mad Max (exemples à la qualité fluctuante) ont ainsi bénéficié d’une refonte post-2010, Hollywood câlinant ses licences à succès avec un certain entrain – et de dégoulinantes intentions financières. À l’instar de Prometheus, que Ridley Scott agença de son propre chef, un autre de ses univers est venu se dilater sous la caméra de Denis Villeneuve. Blade Runner 2049, que peu avaient vu venir, place son intrigue trente ans après celle de l’opus originel, reprenant son ambiance futuriste crasse, ses variations cyberpunk et ses traitements métaphysiques. Le décryptage de la notion d’humanité s’y poursuit d’un œil contemplatif, au gré d’une intrigue bousculant les fondements du monde Blade Runner. Un enfant pourrait-il naître de l’union d’un homme et d’un robot ? La question est sur toutes les lèvres (cybernétiques).
Par-delà ses incalculables interrogations existentielles, le long-métrage fait la part belle aux illusions. Tirés de la frontière qui départage les pouvoirs de l’humain et de la machine, les faux-semblants se greffent au récit et entachent la narration – alors accrochée au protagoniste berné. L’assemblage de ces perceptions (biaisées) trouve son point d’orgue lors d’une scène substantielle à notre nouveau blade runner, un tournant qui ne fait que conforter ses spéculations et le conduit inexorablement vers une déception tragique, aux portes du générique.
Mémoire apparente

L’auto-persuasion. Voilà un sujet que Denis Villeneuve place au cœur de son film. Blade Runner 2049 accorde une partie conséquente de son temps aux croyances et au pouvoir destructeur de leur désagrégation. Tout du long, l’officier KD6-3.7 (raccourci en K) en est la victime probante. Les indices s’accumulent sous ses yeux, vont dans le sens de sa théorie personnelle, et l’agent de police se pense humain. Une progression psychologique évaporée par le twist final du long-métrage, révélant du même geste le conditionnement mental du protagoniste.
« Peau de robot », K ne souffre pourtant d’aucun défaut de fabrication. À ceci près que sa mémoire renferme d’authentiques souvenirs, ce qui n’est pas le cas de ses confrères artificiels. Ce sont justement ces bribes de souvenirs qui trahissent le réplicant et le conduisent à fondre son hypothèse à la réalité, car lui-même l’observe se tordre à mesure qu’il réfléchit. Comment ne pas flancher lorsque le moyen de réflexion foisonne d’informations biaisées, quand le crâne emmure une vérité qui n’est pas vôtre ? Le blockbuster de Villeneuve lie astucieusement (et vicieusement) la mémoire à la connaissance, l’érigeant en grande judas.
« Everything you want to hear »

L’instrument crucial de sa déception tient en un algorithme. Joi est une création technologique, un hologramme dernière génération dont la publicité orne les bâtiments longilignes de Los Angeles. Mais Joi ne se limite pas à l’outil informatique : elle cristallise l’enjeu intime de K. La femme numérique occupe le rôle de l’épouse modèle dans toute sa conformité et sa bienveillance, faisant mine de cuisiner, de le cajoler, attentive à son conjoint. L’image d’un couple exemplaire – sous l’angle le plus lisse qui soit – transparait avant que le piège de la mise en scène ne se désamorce. Cette vie d’amour n’est que le résultat d’un programme, et ce théâtre virtuel met en exergue la recherche vaine d’un quotidien humain.
Joi, dont la dénomination se rapproche sans subtilité aucune du terme « joy » (littéralement « joie » dans la langue de Molière), fait office de déclencheur dans la quête de K. C’est sous le poids de son insistance, par son rabâchage incessant, que le réplicant outrepasse sa mission et se persuade d’une prophétie qui ne le ne concerne pas. Et comme K, Joi ne rencontre aucune défaillance. Au contraire, elle répond parfaitement aux codes gravés dans sa matrice.
Glissée dans l’uniforme de la femme au foyer telle qu’on la fantasmait dans les sixties, Joi n’alimente aucun objectif personnel. Elle en est dépourvue. Elle répond uniquement d’une formule visant la satisfaction du client. « Everything you want to hear » mentionne sa campagne publicitaire, aperçue quelques minutes plus tard. Alors, lorsque le blade runner s’interroge, en bon outil, elle lui fournit les réponses plus enviables. N’osant remettre en question sa petite-amie, seule ponctuation positive de son existence – et personnification de ses objectifs –, K laisse Joi s’insinuer dans son esprit, remplacer furtivement sa conscience, elle qui a su traduire ses désirs. L’étau de la persuasion se resserre.
Germes d’humanité

Peu à peu, Joy scelle la position du consommateur, le conduisant jusqu’au dernier seuil les séparant : le toucher. Son stratagème de satisfaction la pousse à user d’une prostituée, un double de chair et de sang qui, en une étreinte, balaye les doutes de K. Le manque de contact physique de celui-ci, exposé préalablement, est un appât qu’il ne peut ignorer.
Mariette, jeune femme engagée par Joy, pénètre dans l’appartement du réplicant et démontre rapidement les caractéristiques disgracieuses de l’humain, bruyante – au point que Joi lui demande de se taire pour achever sa synchronisation –, entreprenante et dévergondée. Celles de l’androïdes, suite d’automatismes et procédures exécutées mécaniquement, sont violemment rejetées. Mariette s’invite dans l’intimité de K, dans un foyer qui n’a jamais cessé d’être décrit comme une bulle protectrice, à la manière d’un poison qui se dissémine dans un organisme. Mariette n’est rien d’autre que l’humanité s’insinuant dans la vie de K / Joe.
L’hologramme se positionne devant le corps organique de Mariette et K, fait face à ce qui semble être son reflet : une carapace synthétique sous laquelle s’abrite une âme humaine. Joi projette ce que le réplicant veut voir, une réponse en laquelle il veut croire. En quatre minutes et quelques gestes, exposés efficacement par la mise en scène de Villeneuve, le blade runner abandonne sa condition.
Acte naturel

Placer le rapport sexuel comme tournant de la quête existentielle du protagoniste n’a rien d’anodin. Sa symbolique est fabuleusement évocatrice. Avant d’être un geste de plaisir, découlant de sentiments spontanés, l’acte sexuel germe du besoin de reproduction. Une notion que l’androïde ignore, limité malgré les prouesses entourant sa fabrication. La machine sait dupliquer ou cloner, mais ne peut – à moins d’évolution – engendrer la vie et assurer sa propre descendance. Plus puissant et irrécusable que l’acte sexuel, c’est le pouvoir de créer que semble effleurer K. Car le sexe est précurseur de vie, et donc de création. L’enjeu est esquissé.
L’une des caractéristiques élémentaires de l’Homme, dans la diégèse de Blade Runner, n’est autre que son don divin : celui de concevoir. Un attribut qui marque la distinction entre le concepteur et le produit, et maintient l’équilibre du monde. Jusqu’à ce que l’homme, victime de son irrassasiable faim d’avancées, façonne un androïde capable d’émotion, puis de création – élément déclencheur de Blade Runner 2049, donc.
Ainsi, lorsque le protagoniste se voit en capacité de concevoir (par l’acte marqué de la reproduction), il s’accapare une fonction fondamentalement humaine. Celle qui fait de l’Homme un être humain – et, dans ce monde, un être supérieur. Au cours d’une nuit, la machine s’affranchit. Mais tout cela n’est qu’illusion, et l’automate demeure bel et bien automate.