Blade Runner 2049 : déception programmée [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde… ». Jean-Luc Godard exprimait ainsi deux des grandes règles du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et celles-ci ont un sens, abritent une vérité. La comprendre, c’est infiltrer le cinéma.
À plus d’une reprise, l’époque a témoigné son affection pour la résurrection d’objets cultes. Evil Dead, Ghostbusters ou Mad Max (exemples à la qualité fluctuante) ont ainsi bénéficié d’une refonte post-2010, Hollywood câlinant ses licences à succès avec un certain entrain – et de dégoulinantes intentions financières. À l’instar de Prometheus, que Ridley Scott agença de son propre chef, un autre de ses univers est venu s’élargir, cette fois sous la caméra de Denis Villeneuve. Blade Runner 2049 place son intrigue trente ans après celle de l’opus originel, reprenant son ambiance futuriste crasse, ses variations cyberpunk et ses traitements métaphysiques. Le décryptage de ce qui fait l’humanité s’y poursuit d’un œil contemplatif, au gré d’une intrigue bousculant les fondements du monde Blade Runner.
Le film de Villeneuve, par-delà ses multiples interrogations existentielles, fait la part belle aux illusions. Blade Runner 2049 suit un protagoniste berné tout du long par les faux-semblants, l’amenant à croire que la frontière entre l’humain et la machine n’existe plus – ou, du moins, que celle-ci peut être franchie. Une confusion qui trouve son point d’orgue lors d’une scène substantielle, un tournant qui conforte les spéculations de ce nouveau blade runner et le conduit inexorablement vers une déception tragique.
Mémoire apparente

L’auto-persuasion. Voilà l’un des sujets plébiscités par le réalisateur Denis Villeneuve dans cette suite d’envergure. Blade Runner 2049 accorde une partie conséquente de son temps aux croyances et au pouvoir destructeur de leur désagrégation. L’officier KD6-3.7 (raccourci en K) en est la victime probante. Au fil de son enquête, les indices s’accumulent sous ses yeux et vont dans le sens de sa théorie personnelle, et celui que l’on nomme méchamment « peau de robot » se convainc lui-même d’être humain. Une progression psychologique évaporée par un twist final ravageur, révélant du même geste le conditionnement mental du protagoniste.
En dépit de son erreur, K ne souffre d’aucun défaut de fabrication. À ceci près que sa mémoire renferme d’authentiques souvenirs, ce qui le différencie de ses confrères androïdes. Ce sont justement ces bribes de souvenirs qui trahissent le réplicant et l’amènent à fondre son hypothèse à la réalité, car lui-même l’observe se tordre à mesure qu’il plonge dans sa mémoire et un passé qu’il s’approprie insidieusement. Le blockbuster de Villeneuve lie intelligemment (et viscéralement) la mémoire à la connaissance, faisant d’elle une grande judas.
« Everything you want to hear »

Mais l’instrument crucial de sa déception tient en un algorithme : Joi, une création technologique au nom limpide, un hologramme dernière génération dont la publicité orne les bâtiments longilignes de ce Los Angeles futuriste. Outil informatique, Joi cristallise aussi l’enjeu intime de K. La femme numérique occupe le rôle de l’épouse modèle dans toute sa conformité, son affection et sa bienveillance, faisant mine de cuisiner, de le cajoler, attentive à son conjoint-consommateur. L’image d’un couple exemplaire transparait, sous l’angle le plus lisse qui soit, avant que la mise en scène ne désamorce la chose. Cette vie d’amour n’est que le résultat d’un programme, et ce théâtre virtuel n’est bon qu’à mettre en exergue la recherche (vaine) d’un quotidien humain.
Glissée dans l’uniforme de la femme au foyer telle qu’on la fantasmait dans les sixties, Joi n’alimente aucun objectif personnel. Elle en est dépourvue. Elle répond uniquement d’une formule visant la satisfaction du client, comme le souligne la campagne publicitaire aperçue quelques minutes plus tard. « Everything you want to hear ». Alors, lorsque le blade runner s’interroge, en bon outil, elle lui fournit les réponses les plus enviables, celles qu’il veut entendre. N’osant remettre en question sa petite amie en deux dimensions, seule ponctuation positive de son existence (et personnification de ses objectifs intimes), K laisse Joi s’insinuer dans son esprit, remplacer furtivement sa conscience. L’étau de la persuasion se resserre.
Germes d’humanité

Peu à peu, à force de rabâchage, Joi scelle la position du consommateur, le conduisant jusqu’au dernier seuil les séparant : le toucher. Son stratagème de satisfaction la pousse à user d’une prostituée, un double de chair et de sang qui, en une étreinte, balaye les doutes de K. Le manque de contact physique de celui-ci, exposé préalablement, est un appât qu’il ne peut ignorer.
Mariette, jeune femme engagée par Joi, pénètre dans l’appartement du réplicant et démontre rapidement les caractéristiques disgracieuses de l’humain, bruyante – au point que Joi lui demande de se taire pour achever sa synchronisation –, entreprenante et dévergondée. Celles de l’androïdes, suite d’automatismes et procédures exécutées mécaniquement, sont violemment rejetées. Mariette s’invite dans l’intimité de K, dans un foyer qui n’a jamais cessé d’être décrit comme une bulle protectrice, à la manière d’un poison qui se dissémine dans un organisme. Mariette n’est rien d’autre que l’humanité s’insinuant dans la vie de K / Joe.
L’hologramme se positionne devant le corps organique de Mariette et K fait face à ce qui semble être son reflet : une carapace synthétique sous laquelle s’abrite une âme humaine. Joi projette ce que le réplicant veut voir, une réponse en laquelle il veut croire. En quatre minutes et quelques gestes, exposés efficacement par la mise en scène de Villeneuve, le blade runner abandonne sa condition de « peau de robot ».
Acte naturel

Placer le rapport sexuel comme tournant de la quête existentielle du protagoniste n’a rien d’anodin. Sa symbolique est fabuleusement évocatrice. Avant d’être un geste de plaisir découlant de sentiments spontanés, l’acte sexuel germe du besoin de reproduction. Une notion que l’androïde ignore, limité malgré les prouesses entourant sa fabrication. La machine sait dupliquer ou cloner, mais ne peut – à moins d’évolution – engendrer la vie et assurer sa propre descendance. Plus puissant et irrécusable que l’acte sexuel, c’est le pouvoir de créer que semble effleurer K. Car le sexe est précurseur de vie, et donc de création. L’enjeu est esquissé.
L’une des caractéristiques humaines élémentaires, dans la diégèse de Blade Runner, n’est autre que son don divin : celui de concevoir. Un attribut qui marque la distinction entre le concepteur et le produit, et maintient l’équilibre du monde. Jusqu’à ce que l’homme, victime de son irrassasiable faim d’avancées, façonne un androïde capable d’émotion, puis de création – élément déclencheur de Blade Runner 2049, donc.
Ainsi, lorsque le protagoniste se voit en capacité de concevoir (par l’acte marqué de la reproduction), il s’accapare une fonction fondamentalement humaine. Celle qui fait de l’Homme un être humain – et, dans ce monde, un être supérieur. Au cours d’une nuit, la machine s’affranchit. Mais tout cela n’est qu’illusion, et l’automate demeure bel et bien automate.