À couteaux tirés, Rian Johnson en grande forme [Critique]

Son passage chez Lucasfilm n’a eu raison de lui : Rian Johnson, l’auteur des Derniers Jedi, revient pour un nouveau long-métrage malin, réunissant un casting quatre étoiles.
Le patriarche Harvan Thrombey invite sa famille, pour le moins excentrique, à son 85e anniversaire. Au lendemain, le vieil homme est retrouvé mort dans des circonstances qui laissent présager un suicide. Le détective privé Benoit Blanc se lance dans une enquête riche en rebondissements.
Le « whodunit », contraction de « who (has) done it? », semble refaire surface dans les salles obscures d’un pas discret. Ces films à mystère, héritiers directs des romans d’Agatha Christie, alignent une prestigieuse poignée d’acteurs et la confrontent à un meurtre énigmatique. Kenneth Branagh y a récemment succombé avec son adaptation du Crime de l’Orient-Express. Rian Johnson, avant de retrouver l’univers de Star Wars (Disney lui ayant confié la direction d’une quatrième trilogie), apporte à son tour une pierre à l’édifice. À couteaux tirés fait un polar amusant, ficelé avec ingéniosité et qui, malgré quelques faiblesses, réjouit grâce à la filouterie du réalisateur.
On a souvent reproché au cinéaste anglais une certaine prétention, pointant du doigt ses choix scénaristiques périlleux et la forme amphigourique de ses récits. L’audace, Johnson en a fait une partie intégrante de son cinéma – Brick et sa mixture des genres, Looper et ses paradoxes temporels, Les Derniers Jedi et ses enjeux de renouvellement. Les règles du jeu, Johnsn les connaît sur le bout des doigts et se permet d’en jouer sur plus de deux heures, renversant la structure attendue et commune à ce type de productions. À couteaux tirés déstabilise, surprend régulièrement et dévoile une manière innovante de conter la résolution d’une enquête. Le film prend à revers les mécaniques habituelles, comme si l’histoire se jouait à l’envers et que l’identité du criminel était (presque paradoxalement) un point de départ. Et que serait un whodunit s’il ne comptait pas pléthore de rebondissements ? Rien n’est simple avec Johnson, qui prend un malin plaisir à manipuler son public en lui cédant des réponses sans tuer le suspens (l’on déduit rapidement que l’évidence est un piège). La temporalité étant primordiale, de la fuite du criminel au temps imparti à l’enquête, le long-métrage jouit d’une cadence effrénée et d’un ton humoristique opportun. Dialogues aiguisés, comique de situation, absurdité des comportements : le metteur en scène ne se prive pas de rire de ses personnages, grossiers, antipathiques et si crédibles. De surcroit, ces derniers servent un discours politique bienvenu, léger et juste, taclant une Amérique bien moderne.

La machine à twists est fonctionnelle. Cependant, bien qu’il faille reconnaître la fougue inépuisable de Rian Johnson, la refonte amène ici sont lot de travers. En modifiant la structure ancestrale du Cluedo cinématographique, l’auteur trébuche dans la segmentation de son intrigue. Passé l’ouverture d’une efficacité redoutable, À couteaux tirés oublie la quasi-totalité de son casting et se focalise sur Marta Cabrera, protagoniste (faussement) secondaire. L’enquête policière, alors menée par le délicieux Benoit Blanc et qui semblait être l’essence du projet, se voit mise de côté au profit des actions de la jeune infirmière. Chose qui n’est pas ridicule en soit, mais qui peut occasionner un sentiment de frustration face à l’amas de comédiens talentueux à disposition. Et puis, à l’heure de la résolution finale (généralement morceau le plus savoureux), le film traîne légèrement en longueur. À l’instar d’un Hercule Poirot, ou de ses innombrables dérivés, Benoit Blanc récite l’entièreté du script avec énergie, une fanfaronnade vaine car la réponse est déjà connue.
Il n’est pas dans les habitudes de Rian Johnson de négliger la forme. À couteaux tirés bénéficie d’un travail admirable sur l’atmosphère, un rendu très particulier (et un brin nostalgique) qui épouse divinement son scénario à énigmes. La précision des mouvements, l’étude des cadres et le choix des focales concèdent au long-métrage une identité envoûtante, une œuvre portée sur le détail (enquête oblige) qui prouve que le réalisateur a un sens unique de sens de la mise en scène, bien qu’il s’agisse d’un film à l’imagerie moins percutante que Brick ou Star Wars VIII, où la caméra tirait davantage parti des symboles inhérents au récit.
Daniel Draig, Ana de Armas, Toni Collette, Chris Evans, Michael Shannon… Citer tous les acteurs dont s’est entouré le metteur en scène serait au moins aussi long que le visionnage du film. Naturellement, c’est l’interprète de James Bond (rôle qu’il s’apprête à quitter définitivement) qui prend le pas sur le reste de la troupe. En Sherlock Holmes barré (qu’il évoque d’ailleurs à demi-mots), Craig explose et n’hésite pas à surenchérir, à l’opposé du flegme de l’agent 007. Un décalage qui touche également Chris Evans, connu pour prêter ses traits au leader réfléchi des Avengers, ici égocentrique et détestable. Mais le beau rôle revient à Ana de Armas (Blade Runner 2049), amenée à porter le film sur ses épaules, qui s’en sort étonnamment face à d’imposantes pointures.
Il est rassurant de voir que Rian Johnson ne s’est pas laissé abattre après l’esclandre Star Wars. Le réalisateur américain prouve qu’il conserve de belles idées, qui peuvent parfois se retourner contre lui, mais qui sont la preuve d’un courage qui ravit en ces jours de formatage hollywoodien. À couteaux tirés risque cela dit d’être une dernière bouffée d’air avant une plongée radicale dans l’univers de George Lucas, avec trois films annoncés et la récente manifestation d’un intérêt singulier pour The Mandalorian.