Babylon, il était une fois Hollywood [Critique]

Babylon, la dernière bombe de Damien Chazelle, est à l’image de sa scène introductive : une fête endiablée et gargantuesque du cinéma.
Alors que Hollywood est en pleine transition entre le muet et le sonore, Manny Torres et Nellie LaRoy, deux jeunes inconnus, commencent leur carrière dans l’industrie cinématographique.
Quatre ans après avoir conquis les étoiles dans le doux et nébuleux First Man, son biopic intimiste sur Neil Armstrong, Damien Chazelle remonte encore plus loin dans le temps, précisément jusqu’aux années 1920. Une époque charnière pour Hollywood, en pleine transition entre le muet et le sonore. Pour le jeune prodige derrière la caméra, plus jeune metteur en scène récompensé par l’Académie des Oscars, ce retour vers le passé représente un bouleversement artistique, une altération du regard. La pudeur et la politesse de ses films précédents se sont envolées, le romantisme a fichu le camp, et voilà que s’invitent des éléphants, que l’alcool coule à flot, que le sexe est partout, la drogue aussi. Tout commence par une fête endiablée et gargantuesque se jouant dans un manoir perché sur une colline, un temple de dépravation où les corps d’acteurs, réalisateurs, producteurs et d’inconnus se frottent nus, saignent, s’évanouissent, urinent et dansent dans un agencement chaotique, au son d’un orchestre dirigé par Justin Hurwitz, fidèle au poste. C’est un peu comme si le cinéaste franco-américain arrangeait les remakes simultanés du Loup de Wall Street, Climax et Moulin Rouge dans cette immense baraque, dont les murs paraissent s’élargir ou se rétracter à mesure que les focales se perdent dans la cohue. Le ton est donné. Dans cette pagaille introductive, Babylon présente habilement ses héros fictifs mais comparables à de figures réelles : deux rêveurs – une blonde survoltée et un immigrant débrouillard – et une vedette confirmée qui voit sa gloire s’estomper. La manœuvre est semblable à celle de Quentin Tarantino et son Once Upon a Time… in Hollywood, dans lequel des personnages inventés côtoyaient le réel et balisaient une reconstitution appliquée (Brad Pitt reprend quasiment le rôle de Leonardo DiCaprio), mais Chazelle se garde bien d’injecter nostalgie et bons sentiments à son épopée des années folles. Le réalisateur cherche à raconter exactement le mouvement, puisqu’il est avant tout question de mouvement. De l’avant à l’après. L’arrivée du parlant qui chambarde la conception cinématographique de long en large, l’entrée en vigueur du Code Hays qui bannit la nudité des écrans, l’exploitation de minorités lors de shows spéciaux, etc. : des pages de l’histoire du septième art que le long-métrage tourne une à une sans émettre de point de vue autoritaire, mais qu’il enjolive de sa mise en scène éruptive.
Au cours de ces trois heures bien remplies, Damien Chazelle rappelle qu’il est l’artisan derrière Whiplash et La La Land, deux des films américains les plus époustouflants de ce siècle. Virtuose, toujours amateur de plans longs vertigineux qu’il synchronise à la musique, maître d’un découpage implacable, il se lance avec Babylon dans une quête du sens de l’image cinéma – ce que confirme son épilogue expérimental. Le film interroge la couleur, le son et plus encore la matière, avec ses torrents de fluides et sa pellicule granuleuse, pour finalement remonter le fil de l’émotion. Une émotion vive, explosive à l’instar du personnage de Margot Robbie, qui justifierait toutes les batailles (littérales) qui occupent les plateaux et adouberait le septième art en tant qu’art majeur. Hollywood, la mégalopole du rêve et de la décadence, la Babylone du titre, y retrouve sa complexité de La La Land et son euphorie de Chantons sous la pluie. Un coin de Los Angeles où l’impossible prend vie, où s’enregistrent de sublimes baisers au ralenti, où les gens meurent pour de faux, mais aussi un coin qui fait et défait aléatoirement, un milieu vicié par l’argent et l’hypocrisie générale, où les gens meurent pour de vrai. Dans ce décor transpirant, le casting brille de mille feux. Margot Robbie sert une performance hallucinante, désinhibée, contaminée par la frénésie ambiante. Brad Pitt rivalise d’élégance et de charisme en comédien sur le déclin, parfumé de mélancolie. Diego Calva, la révélation du film, explose de sensibilité dans ce défilé de cadors et stars installées. De l’autre côté de l’objectif, Damien Chazelle réaffirme son talent de technicien et son amour fou pour le spectacle et ses dessous. Parmi les choses étonnantes mais bienvenues de ce chapitre : un humour de farce qui sied à sa réalisation hyperactive et une courte séquence de guerre, lors d’un tournage, qui fait naître le fantasme d’un film épique arrangé par ce petit génie.