Blonde, cauchemar et paillettes [Critique]

Andrew Dominik décortique Marilyn pour révéler Norma Jeane, la femme brutalisée par les studios, et les hommes. Blonde fait du récit de sa vie un cauchemar lynchéen radical.
Marilyn Monroe, née Norma Jeane Mortensen, s’apprête à devenir le sex-symbol de l’Amérique entière en entamant une carrière d’actrice. Le rêve se change en cauchemar.
À femme d’exception, biopic d’exception – si tant est que Blonde puisse être considéré comme un biopic. Adaptation de la biographie fictive du même nom signée Joyce Carol Oates, que l’australien Andrew Dominik se démène à mettre sur pied depuis quinze ans, le film n’aspire guère à recracher une somme de faits sur la vie de l’icône hollywoodienne qu’est Marilyn Monroe comme le font traditionnellement les machines à Oscars. Celui-ci prétend infiltrer la psychologie de Norma Jeane Baker (le véritable nom de la vedette) et infuser la pellicule de ses états d’âme, ses psychoses, ses traumatismes aussi, de son enfance malheureuse sous la tutelle d’une mère instable à la chambre du président Kennedy. La véracité de ce qui est narré importe peu, le long-métrage (à l’instar du roman dont il est tiré) assume sans détour falsifier l’histoire, comme l’on a falsifié l’identité de cette pauvre gosse qui rêvait de théâtre et d’affiches à son nom sur les avenues new-yorkaises. Un rêve qui n’a jamais pris forme, ou du moins pas celle escomptée, et dont la dérive cauchemardesque dicte la réalisation d’Andrew Dominik. L’expression « mettre en scène » est ici relue dans tous les sens : le réalisateur organise l’intégralité des éléments cinématographiques (photographie, décors, montage, etc.) autour de fausses saynètes mais d’authentiques émotions. Blonde est donc un long-métrage de forme(s), graphiques à l’évidence, pour ses torrents d’images épileptiques et subliminales que l’on trouve dans le cinéma de David Lynch – le cinéaste aime à se rapprocher de collègues pour abattre les barrières du genre, comme il l’avait fait sur le crépusculaire et malickien L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford. Mais Blonde est aussi un film de formes humaines. Le corps féminin est plus qu’un sujet : il est le sujet. Et Andrew Dominik n’en fait pas que le tour, puisqu’il enfouit sa caméra littéralement dans ce corps au cours de séquences insoutenables d’avortement. Une enveloppe charnelle qu’ouvrent médecins, acteurs libidineux et producteurs abusifs, modelée par un système putride et convoitée par des spectateurs affamés, catalyseur des fantasmes de toute une Amérique.
Ana de Armas, prise dans ce chaos de plans qui se tordent et se rétractent, doit composer avec les deux facettes de son personnage. À la lumière, sur les plateaux de cinéma, la blonde pétillante, le sex-symbol trafiqué et argué par les studios. Dans l’ombre, la femme-enfant, vulnérable, dont le fantôme du père (décliné en un cliché accroché au mur) s’incarne tour à tour dans les hommes de sa vie et qu’elle prie de croiser un jour, enfin. La seconde est victime de la première, établie comme un monstre dévorant duquel Norma Jeane souhaite réchapper, qu’elle sait adopter comme une carapace face à l’insistance ou pour ravaler ses larmes, mais qui la fait disparaître un peu plus à chaque coupe. L’actrice de Blade Runner 2049 et Mourir peut attendre semble maîtriser son rôle sur le bout des doigts, le comprendre également. Elle n’est pas seule dans ce film d’horreur, bien qu’on puisse le croire tant elle est de toutes les images et réfléchit si gracieusement les projecteurs. Elle est assistée d’autres belles gueules – Adrien Brody, une paire de lunettes sur le nez, ou encore Bobby Cannavale, qui porte aussi bien les costumes-cravates que les traits d’un époux colérique et possessif – qui servent une reconstitution bluffante du vieil Hollywood en nous faisant squatter le tournage de Sept Ans de réflexion et ses avant-premières, où cohortes de journalistes s’agglutinent, la bouche déformée. Blonde va dans le même sens que les récents Nightmare Alley ou Elvis, en révélant l’envers du grand spectacle américain et la fondation amorale de ses légendes, des longs-métrages qui dénoncent l’arnaque, la mystification et, dans le cas de Marilyn Monroe, la pourriture de ses acteurs. Trois heures d’envoûtement, de souffrance, d’éclats, de malaise et de voyeurisme, puisque le réalisateur implique son spectateur dans la relation qu’entretient son héroïne et le public. Son long-métrage, non exempt de mauvais goût et lacunes – aucune scène ne s’attarde sur les talents de la comédienne –, est une œuvre puissante sur la solitude et le dépérissement, lettre d’amour à Norma Jeane Baker, la vraie.