Mourir peut attendre, la fin du Bond [Critique]

Dernier tour de piste pour le James Bond de Daniel Craig, No Time To Die refoule l’invincibilité de l’espion dans le prolongement de Casino Royale. Des adieux périlleux, mais réussis.
James Bond n’est plus en service et coule des jours heureux en Jamaïque. Mais sa tranquillité est de courte durée : son vieil ami et agent de la CIA Felix Leiter requiert son aide pour sauver un scientifique kidnappé.
Ses reports incessants pourraient passer pour un signe du destin, comme si le smoking lui-même ne voulait lâcher Daniel Craig, mais les adieux sont signés. Avec No Time To Die (Mourir peut attendre, en bon français), l’acteur britannique rend définitivement le matricule historique de l’agent 007. Intégré à la franchise historique avec Casino Royale – c’était en 2006 –, Craig a passé la cinquantaine dans la peau du charismatique James Bond et exprimait depuis des mois son désir de passer le flambeau avant d’y laisser la sienne. Avec lui, la saga d’espionnage a revu ses fondamentaux : de la bagarre où tout le monde y laisse des plumes, une continuité entre les épisodes et un héros aux failles béantes. C’est sur ce dernier point que la franchise aura le plus révisé sa position, en décidant de traiter Bond comme un personnage et non plus une icône à l’épreuve des balles qui se contenterait d’atteindre ses objectifs sans séquelles ni cicatrices. Le super-agent a, sous les traits de Daniel Craig, gagné en humanité. No Time To Die nous laisse assister à l’achèvement de sa mue, où les paillettes se font rares, où les costumes et les gadgets ne sont que réminiscences du passé, disséminées pour le plaisir. En embrassant cette proposition, et davantage que les volets précédents, le blockbuster de Cary Joji Fukunaga prétend réécrire le code génétique d’une formule vieille de soixante ans, ne retenant que l’explosion sentimentale de Casino Royale, les troubles mis en exergue par Skyfall et divers ingrédients baroques gaillardement entretenus. L’ère Craig prend fin telle qu’elle a débuté : par un homme qui découvre son cœur.
Spectre avait tenté de nous faire gober que la vie mouvementée de Bond résultait d’un vécu personnel. Cette nouvelle mouture fait se correspondre le privé et le professionnel avec une logique dont ne disposait pas son prédécesseur, au point que No Time To Die se conçoive – de prime abord – comme une histoire d’amour et tourments passionnante, dans laquelle le souvenir serait une forme d’antagonisme absolue. Le personnage de Léa Seydoux, insipide chez Sam Mendes, hantée et délicate ici, filmée tel un mirage, caractérise les difficultés de l’agent 007 à maintenir l’équilibre. Elle et les autres seconds rôles, abonnés aux péripéties ou non, sont présents pour renflouer le film en émotion (pilier du scénario) mais aussi en scènes d’action grisantes. Dans la veine des Mission : Impossible de Christopher McQuarrie, le long-métrage bombarde l’écran de cascades insensées aux quatre coins du globe – les exclamations naïves d’Ana de Armas mériteraient à elles seules un spin-off. Cary Joji Fukunaga, dès la double ouverture (mi-horrifique, mi-solaire), paraît maîtriser l’art de la fusillade à la perfection, délivrant clins d’œil furtifs et séquences d’accrochages nerveuses en un seul et même geste de caméra. À cela s’ajoutent les aurores violacées de Linus Sandgren, chef opérateur de La La Land, et les violons d’Hans Zimmer, un emballage qui n’éclipse pas la performance méchamment désenchantée de Rami Malek, vilain caricatural et trop peu consistant pour incarner la moindre parcelle d’ombre. Jamais le script n’approfondit le symbolisme qu’il suggère lors des premières minutes, où l’acteur de Mr. Robot reprend la démarche et le port du masque de Michael Myers. Une lacune qui prive No Time To Die de scènes évidemment héroïques, ce qui fera sans doute conserver à Skyfall son titre de meilleur opus encore un moment, mais ce dernier round compense avec une malice surprenante, qu’il doit à sa gestion des gimmicks et codes remaniés par le réalisateur de True Detective. Sans jouer au blasphémateur façon The Last Jedi, Fukunaga fignole un film plus James que Bond. Un bouquet final qui coche les cases du divertissement honorable, périlleux puisque démêlant une mythologie vénérée, et bien plus émouvant qu’on aurait pu l’imaginer.