Le Voyage de Chihiro : à bord du train [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » disait Jean-Luc Godard, Précisant deux règles capitales du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et chacune d’elles découle d’une conviction.
Au commencement, un agacement. Alors qu’il réfléchit son prochain film et cherche l’inspiration dans les magazines pour préadolescents de ses filles, Hayao Miyazaki s’étonne des sujets récurrents. La majorité fait référence à des amourettes de lycéens et à l’excitation suscitée, ce qu’il estime non représentatif de cet âge si spécial, calé entre l’insouciance de l’enfant et les responsabilités de l’adulte. En réponse à cette déception, le maître de l’animation imagine le personnage de Chihiro, sa future héroïne, une fille au caractère ordinaire et aux motivations modestes à laquelle il serait facile de s’identifier. Il lui invente un parcours initiatique où s’entrecroise plusieurs de ses obsessions d’artiste japonais, à la découverte de lieux et de visages aussi doux qu’intrigants, dont la bizarrerie subjacente évoque le pays des merveilles de Lewis Carroll et le folklore fabuleux de l’île nippone. Ainsi se conçoit Le Voyage de Chihiro, qui resta pendant vingt ans le plus grand succès de l’histoire du cinéma japonais – et, logiquement, des studios Ghibli.
Le long-métrage reprend les thèmes du Château dans le ciel et de Princesse Mononoké, bâti autour de la fracture (plus criante qu’auparavant) entre l’ancestral et le moderne. Une lésion que l’on sait hanter le réalisateur et dont il critique les conséquences à chaque nouvelle fable avec une dose de pessimisme supplémentaire. L’établissement des bains, décor au centre du Voyage de Chihiro abritant les esprits et les divinités, catalyse les critiques virulentes de Miyazaki envers la société contemporaine et le monde du travail. Yubaba, la gérante, est une sorcière avide d’argent, ses subordonnés ne sont pas moins avares et les plus petits employés sont réduits à l’esclavage. Quant aux clients, dont les parents de la petite Chihiro, ceux-ci se résument la surconsommation et l’appât du gain, quand ils ne sont pas les (in)dignes représentants de la corruption. C’est à cet univers difficile que se cogne la fillette, devant garder la tête haute et gravir les échelons pour accomplir sa tâche. De par ses efforts, sa détermination et son courage, elle brise les barrières sociales et rencontre sa plus forte alliée : elle-même.

Durant son séjour, Chihiro doit se plier aux règles de ce nouveau système (ne pas oublier son nom, manger pour survivre, etc.) et apprendre à connaître une cohorte de personnages singuliers, tels un garçon maudit, un homme-araignée, une servante autoritaire, un poupon démesuré et un Sans-Visage, chimère des plus impénétrables. Face aux épreuves imposées par le monde des esprits, la gamine prend les choses en mains. Elle décide de rendre visite à la sœur de Yubaba, sorcière elle aussi, pour libérer son ami Haku d’un mauvais sortilège. Pour se rendre chez elle, Chihiro doit monter à bord d’un train à sens unique, et Miyazaki transforme ce voyage simple en apparence en une exceptionnelle scène de cinéma, dans laquelle confluent ses thématiques favorites et son sens de la poésie. Deux minutes où sa protagoniste, accompagnée du Sans-Visage et deux créatures rigolotes (victimes également de Yubaba), traversent la mer au seul son du piano de Joe Hisaishi.
La jeune fille grimpe dans l’un des vieux wagons après que le contrôleur ait déchiré son billet, et le film abandonne sa forme démonstrative. Le Voyage de Chihiro retrouve le réalisme de son introduction, malgré un contexte toujours surnaturel (un train flotte au beau milieu de la mer). Les voyageurs descendent, les uns après les autres, sans qu’aucun ne dise un mot. Ils se contentent, comme notre héroïne, d’être transporté en attendant le bon arrêt. Contemplative et dépourvue de dialogues, cette transition entre deux morceaux conséquents – le chaos provoqué par le Sans-Visage et la résolution de l’intrigue – repose sur un solide boulot de composition, Miyazaki combinant animation numérique et traditionnelle, lyrisme et mystère, cadre et mouvement. Le long-métrage suspend le temps pour repréciser ses enjeux.
Réminiscences

L’entrée en scène d’un véhicule aussi moderne que le train de banlieue suppose que Chihiro se trouve à la croisée des dimensions, entre le royaume absurde de Yubaba et la métropole japonaise du présent. Moins de dragon et de sortilèges, plus de gestes quotidiens et de quiétude. La liaison entre l’imaginaire et le réel, pierre angulaire du film (et de la filmographie du maître asiatique), n’est jamais aussi explicite qu’en cet instant. Une transition pour le récit, une transition pour les mondes. Nous ne sommes donc pas revenu chez les vivants, malgré la résurgence d’éléments familiers, et Miyazaki explore cette lisière, cet entre-deux où parlent les images.
Sortie du royaume capitaliste de la sorcière, usine qui ne s’arrête de tourner, Chihiro met le pied dans un autre univers, autre que celui de la corvée. Ces passagers qui voyagent avec elle, qui regagnent leur famille, ont tout d’employés rentrant chez eux. Hayao Miyazaki les dessine comme des ombres, des silhouettes grisâtres, raides et dénuées d’expressions. Leur nature exacte n’est pas précisée, mais le cinéaste laisse dans ses esquisses de curieux détails. Ces gens ont l’air de travailleurs japonais, des gens qui n’existent plus en dehors de l’entreprise, en dehors du collectivisme immanent des sociétés du pays. En dehors de leur poste, en tant qu’individu, ces salariés perdent leur couleur, leur lien avec le reste, répercussion d’une industrialisation que le père de Totoro accuse vivement et qui démunirait l’être humain de son identité.
Miyazaki semble, de plus, se référer à la nation traumatisée de la Seconde Guerre mondiale, née du cataclysme Hiroshima. Ces voyageurs, installés dans un train qui ne promet aucun retour, portent la couleur de la cendre. L’espace d’une seconde, le long-métrage se pose sur une fillette qui attend sur le quai, tandis que le train quitte la gare. Une fillette qui patiente le retour d’un parent, peut-être d’un soldat qui ne reviendra pas, comme ce fut le cas pour des milliers de foyer. Personne ne la rejoint. Les décors qui bordent les rails laissent songeurs quant au reste. L’on discerne la mer, à perte de vue. Puis une maison, entourée par les flots. Les signes de civilisations sont moindres, invisibles ou possiblement détruits, à l’exception de ce wagon qui file vers l’horizon.
Grandir

De l’aveu du cinéaste, la scène du train synthétise la fin du voyage pour sa protagoniste – son premier sujet étant la progression intérieure de cette dernière. Chihiro est, de prime abord, présentée comme une môme boudeuse, pleurnicheuse et passive. Arrachée à ses parents changés en cochon (la faute à leur manque de respect), elle est baladée dans un établissement qui la charge immédiatement de tâches peu glorieuses. Par le labeur et l’entraide, elle grandit et gagne confiance en elle, tout en se connectant aux plus anciennes valeurs de la société japonaise. Elle prend des initiatives, devient actrice de son histoire. C’est finalement elle qui choisit de sauver ses amis, elle qui choisit de monter dans ce wagon.
Prendre le train seul est une marque d’autonomie. Une étape de l’existence qui nécessite d’affronter sa peur de l’inconnu, ici spectres sans visage, et qui, dans ce contexte, fait écho à la progression de Chihiro au long du film. L’on ne lit aucune appréhension dans ses yeux. Les personnages mentionnent un aller sans retour possible, description sommaire mais universelle de la vie : l’on avance, sans possibilité de revenir sur ses pas ou d’arrêter le cours des choses. Chihiro en prend ici conscience.
Assise là, alors que la nuit tombe, elle fixe fermement l’avant du train, la tête tournée en direction du futur. Son regard est déterminé, elle est prête pour ce qui viendra. Son reflet dans la vitre la devance légèrement, comme si la gosse d’aujourd’hui anticipait celle de demain. Elle est désormais l’héroïne miyazakienne telle qu’on l’a connaît. Lors de cette scène d’accalmie, à ce moment précis où le long-métrage semble littéralement respirer, Chihiro est devenue grande. La fin de son voyage, du Voyage de Chihiro.