Inception : Christopher Nolan, magicien de l’indice [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » disait Jean-Luc Godard, Précisant deux règles capitales du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et chacune d’elles découle d’une conviction.
La tendance veut que l’on se réfère davantage à son script labyrinthique qu’à ses propositions visuelles, et s’il faut reconnaître qu’Inception est une œuvre plus concernée par ses péripéties oniriques que par l’esbroufe graphique, le thriller de Christopher Nolan regorge tout de même de visions stupéfiantes. Les rues de Paris se rétractant sur elles-mêmes ou l’apparition impromptue d’un train en pleine fusillade urbaine, entres autres. Dans ce thriller joué presque exclusivement dans le subconscient de ses protagonistes, le metteur en scène ausculte la mécanique des rêves et en use pour construire des figures impossibles, irrationnelles et paradoxales. Cependant, en dépit des mille opportunités induites par son postulat fantastique – hérité du Paprika de Satoshi Kon, lui-même plus farfelu sur le plan esthétique –, Nolan fait le choix de la sobriété, voire du minimalisme, usant de la simplicité d’un objet, d’un espace ou d’un mouvement pour irradier la rétine du public.
Ce parti pris on ne peut plus nolanien permet à une moindre image de gagner en limpidité et d’expliciter un processus complexe, la plupart étant transmis au spectateur sans même qu’il ne s’en rende compte – là est tout le principe de « l’inception ». Parmi ces indices offert par Christopher Nolan, la toupie est de ceux qui sont indissociables du film, tant l’élément (et les théories qui l’accompagnent) cristallise l’essence du long-métrage et contribue à sa réputation de blockbuster indémêlable. L’une de ses apparitions au cours du récit, quasi-subliminale, donne à voir les dessous de l’exploration onirique et souligne le propre du cinéaste à tenir informée son audience.

Le plan survient à l’ouverture du long-métrage, alors que le protagoniste – tenu volontairement flou – se dévoile et que l’intrigue se matérialise. Christopher Nolan aime s’amuser du temps et de sa perception, ce n’est plus un secret pour personne depuis Memento. Aussi, il entame Inception par sa fin, sans qu’on puisse encore le déterminer. Le metteur en scène profite de la confusion ambiante lors de cette introduction, semblable à celle d’un réveil, pour ébaucher succinctement les trajectoires de son film. Un homme échoué, un vieillard qui le reconnaît, une ambiance pesante et cette toupie qui ne cesse de tournoyer.
Instinctivement, le regard se porte sur le mouvement. Non pas l’avancée de la caméra, qui opère un travelling quasiment indécelable, mais la rotation continue de l’objet, une anomalie physique soulignant l’étrangeté de la séquence. Le Prestige, du même auteur, survenu quelques années plus tôt, enseignait l’art de la surprise et de la distraction en précisant la haute importance de l’attention dans le déroulé d’un tour. S’il n’est ici question de magie à proprement parler, Nolan effectue toutefois le travail d’un prestidigitateur : il dissimule l’évidence en jouant de notre attention.
Ce qu’exprime le cinéaste par le prisme de l’insert – plan extrêmement rapproché d’un élément, abondant dans l’œuvre nolanienne – n’est autre que la schématisation de son concept. Une découpe nette de ce qui sera développé sur les deux heures et demi à venir, maquillée par le mouvement et la spontanéité du plan dans le découpage, alors présenté dans un enchaînement d’images délibérément brusque. Il est encore trop tôt pour que le public puisse assimiler le plan éclatant que lui sert le blockbuster, et pourtant : la structure de l’espace onirique est disséquée sous ses yeux. Une réalité, celle de la toupie, concrète et tangible. Son reflet, copie fidèle mais lissée, translucide car plus trouble, dédoublée et pointée vers l’abîme – l’étage inférieur et fatal du subconscient.
Christopher Nolan confie ainsi le diagramme de son œuvre. Le réel, net et indéniable, juxtaposé aux songes et ses étages verticaux. Pourquoi l’objet ne s’arrête pas de tourner ? Faisons nous face aux bizarreries d’un rêve ? Ces interrogations ne sont que diversion. Le principe d’information enchevêtrée dans une autre est inhérent au long-métrage, qui voit ses héros traverser des rêves emboîtées les uns dans les autres. C’est également une démarche récurrente et cruciale dans l’appréhension de celui-ci, soutenue solidement par la mise en scène et le découpage. Exemple édifiant : l’énigme de la réalité et du rêve se résout via cette astuce (Leonardo DiCaprio et son alliance, disparue ou non au fil des plans), une mise en abyme ingénieuse.