Drive : l’homme et la bête [FOCUS]

L’une des vérités exposées par le septième art est qu’une seconde se fragmente en dizaines d’images, particules imprégnées d’une idée, d’un concept, d’une vision. Il appartient au compositeur de les multiplier, les diviser, mais par delà les nombres, de mettre ces cadres au service d’une intention. Raconter une histoire, transmettre une pensée, dépeindre ou inciser, l’image compte parmi les outils – si ce n’est le seul véritable – les plus éloquents.
La décennie passée aura vu Nicolas Winding Refn se rapprocher du continent américain, un curriculum vitæ déjà farci sous le bras – la trilogie Pusher et Bronson y figurent notamment. Pour sa première incursion sur le terrain des thrillers hollywoodiens, le metteur en scène s’attelle à l’adaptation du roman Drive, récit d’un chauffeur taiseux qui plonge dans la vase criminelle, la nuit venue. Remaniement opéré – le livre étant court et non-linéaire –, le long-métrage épate la critique, révèle le jeune Ryan Gosling et croule sous les récompenses. Voilà le metteur en scène catapulté sur la scène internationale, loué lors de cérémonies dorées : une consécration pour Refn, libre de forger les chroniques véhémentes qui hantent son intellect. Le sacre est mérité, l’auteur venait alors d’accoucher du chef d’œuvre de sa carrière.
Film d’action à la teneur distincte, du fait de son atmosphère rétro-mélancolique et pigments connexes, Drive s’appuie sur l’arrangement technique millimétré de Nicolas Winding Refn. Sa mise en scène pointilleuse – primée au Festival de Cannes – confère au long-métrage un caractère brut, auquel se greffe une douceur juvénile, deux particules qui entrent en collision avant que l’une ne condamne l’autre. L’application est telle que Refn abdique le dialogue et confie à sa caméra le soin d’articuler la psyché de ses sujets, révéler leurs fragilités, nouer les relations naissantes. Tout (ou presque) appartient à ses focales courtes.

Comble du film, minute folle où gravite un retentissant répertoire d’émotions, la scène de l’ascenseur constitue une étape de transition pour le récit. Refn la définit comme le cœur de son œuvre, capable de refléter son équilibre et ses enjeux, l’apothéose. Le plan juxtapose ce coup d’éclat, qui d’une seconde à l’autre, transforme la beauté d’un baiser en un acte de violence inouï, ponctué par le bruit sourd d’un crâne martelé.
Capturée par l’objectif grand angle, la bascule d’un monde à l’autre s’opère. Des couloirs pudiques et rassurants, espace d’émois, aux routes cruelles de Los Angeles. Dans cette cabine confinée, le cinéaste dresse la révélation comme pierre angulaire de l’action. Si le personnage de Ryan Gosling est un loup-garou, l’ascenseur joue le rôle de pleine lune et somme la créature de s’éveiller. Le conducteur enlace Irène, dissipant la discrétion que le couple entretenait jusqu’alors, la tension sexuelle en exergue, puis devient monstre.
À la boucherie, le metteur en scène joint un plan sobre. Ce ne sont plus les visages défaits que la caméra vient rapporter mais la veste de Gosling, de dos, son emblème vibrant selon ses respirations lourdes. L’on discerne la porte se refermer, coupant net le regard des acteurs et, irréparablement, leur liaison. Le script passe un point de non-retour : jamais le chauffeur ne recouvrera l’affection délicate de la jeune femme, jamais leur yeux ne se recroiseront de la même façon. La porte se clôt.
Si la broderie apposée au manteau du protagoniste remplissait parfaitement sa besogne d’objet distinctif, l’apparat épouse une dimension symbolique. L’animal s’anime, nourri par la bestialité de son hôte, la violence qui émane de ses pores. L’homme a perdu son combat, son humanité, disparue à l’écran (la peau n’est plus visible). La bête, grande gagnante, soupire en plan rapproché.
À partir de là, Drive oublie la romance pour une violence réaliste et totale. Le protagoniste achève sa mutation, ses traits rapidement masqués de silicone. Par le biais de la transformation physique, Nicolas Winding Refn poursuit le commentaire sur la psychologie de ses personnages, sa mise en scène plus que jamais au service d’une déferlante sauvage, où l’humain se veut définitivement être un loup pour ses semblables. Le conte de fée, comprenant sa princesse, son chevalier errant et son méchant roi, se mue en film de monstres.