Drive : l’homme et la bête [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde… ». Jean-Luc Godard exprimait ainsi deux des grandes règles du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et celles-ci ont un sens, abritent une vérité. La comprendre, c’est infiltrer le cinéma.
La décennie passée a vu Nicolas Winding Refn accoster sur le continent américain, un curriculum vitae déjà farci d’histoires violentes sous le bras. Pour sa première incursion sur le terrain hollywoodien, le metteur en scène danois s’attelle à l’adaptation du roman Drive, récit d’un chauffeur taiseux qui plonge dans la vase criminelle, la nuit venue. Remaniement opéré – le livre étant court et non-linéaire –, le long-métrage épate la critique, révèle le jeune Ryan Gosling et croule sous les récompenses. Voilà le réalisateur catapulté pour de bon sur la scène internationale, loué lors des plus grandes cérémonies. Une consécration pour Refn, plus ou moins libre de mettre sur pied les chroniques véhémentes qui hantent son intellect après avoir accouché du chef d’œuvre de sa carrière.
Du fait de son atmosphère électro-mélancolique, née de la combinaison d’une esthétique néoneuse, d’un tempo mou (mais hypnothique) et d’une bande originale rétro, Drive se présente comme un film d’action à la teneur particulière. Sa mise en scène pointilleuse, primée au Festival de Cannes, lui confère un caractère brut, une limpidité de tous les instants, un minimalisme aux antipodes de tout ce que produit le genre, auxquels se greffe un romantisme assumé. Refn est si rigoureux qu’il abdique le dialogue et confie à ses seules focales le soin d’articuler la psyché de ses personnages, révéler leurs fragilités, nouer les relations. Tout appartient à la caméra.

Dans ce scénario d’amour impossible et de braquages nocturnes, la scène de l’ascenseur constitue une étape de transition. Nicolas Winding Refn la définit comme le cœur du film, une minute intense reflétant ses enjeux et toute la dichotomie qui hante le personnage principal, un brave type qui jusque-là s’était gardé de mêler sa vie professionnelle et le peu de privé qu’il s’autorise. Une minute qui transforme la beauté d’un baiser semblant échapper au réel (le temps se suspend, l’éclairage vacille) en un acte de violence inouï, ponctué par le bruit sourd d’un crâne que l’on martèle.
Si le personnage de Ryan Gosling est un loup-garou, la cabine confinée de l’ascenseur joue le rôle de pleine lune. Un espace de révélation(s). Il y a d’abord ce contact physique entre le chauffeur et Irène, la voisine dont il est épris, qui rompt la pudeur que le couple entretenait scrupuleusement jusqu’alors. Et puis l’autre monde prend le dessus, celui des routes cruelles de Los Angeles, des tueurs à gages et des patrons véreux qui ne le laisseront plus tranquille. La tension sexuelle est remplacée par des pulsions de mort, accentuées à chaque nouveau coup. La boucherie prend fin sur une image symbolique. Ce ne sont plus les visages défaits que la caméra rapporte mais la veste de Gosling, de dos, son emblème animal vibrant selon ses respirations. L’on discerne la porte se refermer, coupant net le regard des acteurs (lui est dedans, elle est déjà dehors) et, irréparablement, leur liaison. Après la bascule, Drive passe un point de non-retour : jamais le chauffeur ne recouvrera l’affection de la jeune femme, jamais leurs yeux ne se recroiseront de la même façon. La porte se clôt.
Si la broderie du manteau remplissait parfaitement sa besogne d’objet distinctif, au même titre qu’un logo sur la cape d’un super-héros, elle épouse désormais une dimension absolument métaphorique. La bête s’anime, nourrie par la barbarie de son hôte, toute la violence qui émane de ses pores. L’homme a perdu son combat, son humanité, disparue à l’écran (sa peau n’est à ce moment-là plus visible). Le monstre, grand gagnant, soupire en plan rapproché. Passé cette séquence fantastique à bien des égards, Drive oublie la romance pour une violence réaliste et totale. Le personnage achève sa mutation, ses traits rapidement masqués de silicone, son visage monstrueux. Par le biais de la transformation physique, Nicolas Winding Refn poursuit l’étude de ses acteurs, sa réalisation plus que jamais au service d’une déferlante sauvage, où l’humain se veut définitivement être un loup pour ses semblables. Le conte de fée, comprenant sa princesse, son chevalier errant et son méchant roi, se mue en film de monstres.