Prisoners : se préparer au pire [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » disait Jean-Luc Godard, Précisant deux règles capitales du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et chacune d’elles découle d’une conviction.
En l’espace de trois longs-métrages consécutifs, Denis Villeneuve aura témoigné la plus fervente des dévotions aux indémodables de la science-fiction, citant Kubrick, ressuscitant Blade Runner, adaptant l’inadaptable Dune. Mais avant d’entamer son voyage (visiblement) sans retour pour les étoiles, le réalisateur canadien s’est fait remarquer en imprimant sur pellicule quelques-uns des scripts sacrés de la décennie précédente, parmi lesquels le psychologique Enemy, l’exténuant Sicario et celui qui lui ouvrit irrémédiablement les portes lourdes et dorées d’Hollywood : Prisoners. Présenté au festival du film de Toronto, nommé pour sa photographie aux Oscars, le thriller marque le virage américain du metteur en scène et, sous l’acclamation de la critique, lui fait intégrer le rang privilégié des cinéastes à qui l’on ne refuse rien – pas même de catapulter le casting cinq étoiles de son dernier blockbuster sous le soleil de Jordanie et d’exiger que l’intrigue soit coupée (au minimum) en deux.
Sans prétention aucune, Prisoners prend forme sous la même atmosphère anxiogène que Seven et Le Silence des agneaux, empruntant les mêmes traits moroses. Mais pas de tueur en série fantaisiste chez Villeneuve, qui prend comme point de départ la pire des tragédies, la disparition d’enfants. À partir de là, c’est toute une petite ville de Pennsylvanie qui s’émeut, des citoyens solidaires aux forces de police, et deux familles moyennes emportées par le tempête, qui sombrent à leur manière. Et bien que le genre s’y prête (avec ses recherches, ses dilemmes, ses solutions), ce n’est pas l’enquête que priorise le réalisateur au travers de ce scénario implacable. Les péripéties de l’inspecteur Loki (interprété par Jake Gyllenhaal) sont bien secondaires – et se résolvent presque par hasard – en rapport au sujet de fond : Prisoners, c’est observer les ténèbres ronger un père qui pensait les dompter.

Si à première vue, le titre semble directement se référer aux fillettes disparues, le film livre une définition moins littérale du terme « prisonnier ». Au fil de l’intrigue, la notion d’enfermement ne se limite plus au kidnapping. L’emprisonnement physique, le plus limpide, revient comme une balise dans ce grand labyrinthe : l’incarcération policière, la captivité d’Alex (tueur présumé), le cadavre dans le sous-sol, jusqu’à la position finale de Keller Dover, père d’une des deux enfants. Et quand ce petit monde est libre de se promener dans l’espace, c’est derrière d’autres barreaux qu’il est maintenu. Alex et Bob Taylor, tous deux victimes, sont prisonniers de leur passé et des traumas qu’ils ont connus. Les parents sont prisonniers de leurs émotions, fauchés un à un, entre dissonance morale et déni. Keller, lui, est conditionné par un mantra qu’il mentionne lors de l’ouverture. « Espérer le meilleur et se préparer au pire ».
Il est difficile de pointer la plus grande victime de cette catastrophe, mais il apparaît que Keller est de ceux que l’événement aura terrassé irréversiblement. Avant même l’enlèvement de sa fille, le personnage de Hugh Jackman s’est construit sa propre prison, par instinct, par sécurité. Au fin fond d’une petite bourgade anonyme, il a posé des barreaux aux fenêtres, emmagasiné les vivres, muni ses enfants de sifflets, comme si l’apocalypse menaçait. L’apocalypse, ou les autres. Car c’est finalement contre autrui qu’évolue ce père de famille américain, traçant sa voie par lui-même au gré des lois, persuadé de pouvoir faire mieux que les autorités compétentes : lui contre les autres.
Toutes ces préventions n’y changent rien. C’est sous son nez que Joy, sa tendre fille, disparaît. C’est à quelques mètres de son foyer qu’on lui arrache ce qu’il a de plus précieux. Le drame, amplifié par l’échec de ses dispositifs de sécurité, fait imploser ses repères. C’est d’abord la peur qui l’engouffre et le retient captif, puis la folie. L’animosité qui sommeillait en lui, réveillée par une méfiance outrancière et des indices qui se répondent, se libère en même temps qu’elle referme la porte sur l’homme. Ce dernier n’a plus que pour lui son expression fétiche, celle qui lui somme de penser au pire.

À la différence de Loki qui, tout de retenu, privilégie le retour des enfants, Keller n’y pense déjà plus. Dans son regard, que l’alcool et la haine ont endurci, il n’y a que la vengeance. Il ne lui faut plus des réponses, mais un coupable. Il lui faut une justice. Aveuglé, persuadé d’empoigner la bonne cible, il embarque Alex avec lui dans sa tragédie. Il s’enfonce dans l’obscurité, cogne pour faire parler, puis cogne plus fort, convaincu au plus profond de lui d’être sur le bon chemin, prisonnier de son hystérie. Il est pris à son propre piège, soumis à son propre jeu sanglant, le poussant peu à peu dans la fosse où étaient retenues les fillettes. L’idée de prison scelle son destin, et ce formellement : sous terre, là où personne (ou presque) ne peut l’entendre, il attend la fin. Les cadrages et éclairages de Roger Deakins le ligotent pour de bon.
Alors que le carton final survient, laissant un (léger) doute sur le devenir du paternel, victime transformé en bourreau, la condition de son emprisonnement touche à l’évidence. Elle porte le nom de solitude. C’est contre les autres que Keller s’est préparé, c’est seul qu’il a cherché des (mauvaises) réponses, c’est seul qu’il finit. Quand bien même les mains se tendaient à lui ; ses voisins concernés, Loki et son calme permanent, ses amis. Il est le prisonnier de sa solitude, de son isolement, de son manque de foi en les autres, ce qui forge son cloisonnement physique. Denis Villeneuve reviendra à l’essentialité de la communication quelques années plus tard. Dans Premier Contact, il ne se contente plus du destin d’un seul homme mais de l’humanité toute entière, et cerne le besoin vital d’échanger, sous peine de se noyer dans l’océan le plus noir qui soit. Pour le cinéaste, il est capital de laisser Loki et ses lumières nous tendre la main, et mieux : de la saisir.