The Dark Knight : images manichéennes [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » disait Jean-Luc Godard, Précisant deux règles capitales du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et chacune d’elles découle d’une conviction.
Le succès critique de Batman Begins fut révélateur : la chauve-souris n’était pas morte sous les roues du nanardesque Batman et Robin et, avec sa refonte réaliste de Gotham, Christopher Nolan démontrait ses aptitudes de grand conteur populaire, lancé pour la première fois dans l’arène des blockbusters estivaux. Loin de déposer ses tics et obsessions sur le pas de la porte pour autant, malgré le cahier des charges (souvent contraignant) qui joint l’adaptation du comic book, le réalisateur américain a définitivement apposé sa pierre à l’édifice super-héroïque en 2008, au travers de l’haletant The Dark Knight. Second volet consacré aux tribulations de Bruce Wayne, le long-métrage brise le moule. Davantage qu’une simple transition du papier à la pellicule, il y est question de reconsidérer la mythologie du justicier masqué par le prisme d’un genre, le thriller, et d’un contexte marqué : une Amérique alors meurtrie par le 11 septembre 2001.
Sa cadence effrénée jusqu’au dernier acte surprise, son scénario implacable inspiré de titres emblématiques, sa réalisation efficace et sensationnelle, la complexité de ses protagonistes tourmentés, la performance de leurs interprètes, les compositions retentissantes d’Hans Zimmer, sa transcription crédible et contemporaine du monde de Batman : l’ensemble de ses atomes converge vers un équilibre inouï. La nervosité de ses séquences d’action et ses pleins pouvoirs sur le décor (il n’hésite pas à dynamiter un hôpital pour la forme) n’enlèvent pas à Christopher Nolan son appétence pour les moyens simples et pratiques. C’est notamment grâce à sa palette de couleurs que The Dark Knight transcende ses thématiques et affirme leur impact sur les personnages.

À l’évidence, The Dark Knight baigne en des eaux familières. Difficile ici de nier l’influence du cinéma de Michael Mann, et principalement son chef d’œuvre Heat, dont l’inspiration transcende le script et l’image. À l’instar du polar confrontant les légendaires Al Pacino et Robert De Niro, respectivement dans la peau d’un policier acharné et d’un braqueur ambitieux, cette version en capes et collants (ou plutôt armure blindée) présente un terrain de jeu monochrome aux variations bleus, ses teintes accordées à la stricte urbanité de l’environnement, fait de gratte-ciels vertigineux, édifices de verres et quartiers indistincts. Gotham, en capitale du crime, bannit la moindre effusion colorée et cette toile de fond épurée ne fait que renforcer la puissance évocatrice de ses anomalies, comme un clown au costume bariolé et une chauve-souris de forme humaine.
En imposant une scène neutre à son blockbuster, Christopher Nolan met l’accent sur l’un des thèmes substantiel du genre : la rencontre du bien et du mal. Sa séquence centrale et paroxystique, l’interrogatoire musclée du Joker, pourrait résumer à elle seule l’intention. Le criminel est d’abord cerné d’obscurité, maître de la situation et en position de force, avant d’être enrayé par une lumière aveuglante que semble projeter son adversaire. Blanc comme noir surviennent sous forme brute. Le film bascule d’un absolu à l’autre par la couleur et l’éclairage. À l’écran, la rupture est totale, rendue plus probante encore par un scénario qui fait des extrêmes une partie intégrante de son récit. Ce sont des individus radicaux, des hommes dévoués à s’en corrompre l’âme, comme chez Mann, qui régissent les trajectoires de ce thriller ancré politiquement. Le gangster et le flic, le super-gangster et le super-flic.


Ces extrémistes manichéens se retrouvent enfermés avec leurs couleurs internes, engloutis par un chaos absolu ou surplombant les étendues bleues de leurs idéaux. Le Joker répand naturellement les ténèbres autour de lui, ce qu’accentue la photographie de Wally Pfister, et celles-ci prennent aussi d’assaut ses victimes. Lorsque Harvey Dent, le chevalier blanc de Gotham, succombe à son double machiavélique après avoir subi les manigances du clown, le réalisateur piège à son tour l’ancien procureur dans un cadre purement noir, duquel ne s’échappe qu’une moitié de visage. Les restes de son humanité, partie en lambeaux. A contrario, dans le cas du super-héros, Christopher Nolan se sert du négatif. Devenu la particule sombre du paysage de par son costume couleur nuit, le justicier domine des tableaux uniformément lumineux, parabole de sa croisade acharnée pour le bien. Le plan final prend alors tout son sens, comme l’apothéose de son combat : Batman, dans son ultime élan, fuit l’ombre pour embrasser la lumière, littéralement.


L’angle adopté et le mouvement qui suit sont également de bons indicateurs quant à la dramaturgie nolanienne. Perché sur les toits ou les gravas d’une structure qui a succombé aux flammes, le Batman aurait facile d’être magnifié tel un ange protecteur, voire un dieu omniscient, mais Christopher Nolan capture le (super-)héros à hauteur d’homme, déclinant l’opportunité évidente d’une contre-plongée ou autre artifice d’usage pour l’iconisation. Si Bruce Wayne surpasse la foule et ses habitations de verre et d’acier, il n’en reste pas moins un être humain et faillible – qu’il faut brosser selon. La démarche atteint son apogée lors du dernier monologue du Joker, lorsque le criminel contraint la caméra à opérer un mouvement rotatif, à inverser ciel et terre, symbole ultime d’un monde laissé sens dessus dessous. L’agent du chaos est victorieux, les repères sont saccagés.
The Dark Knight fait de Gotham un échiquier faramineux. Un quadrillage où se baladent fous et cavaliers, alors référés aux couleurs classiques du jeu. Pions noirs contre pions blancs. Si en quelques occasions, le blockbuster caresse des tournures chaudes, Nolan revient intarissablement à son premier sujet : l’altercation manichéenne. L’opposition la plus brute qui soit entre l’image lumineuse et son négatif. Et le réalisateur américain a indubitablement assimilé l’idée qu’un plan peut servir à l’étude d’un protagoniste et d’une thématique, et ce, plus pertinemment que tous les discours.