The Dark Knight : images manichéennes [FOCUS]

L’une des vérités induites par le septième art est qu’une seconde se fragmente en dizaines d’images, chacune imprégnée d’une idée, d’un concept, d’une vision. Il appartient au réalisateur de les multiplier, les diviser, mais par-delà les nombres, de mettre ces images au service d’une intention. Raconter une histoire, transmettre une pensée, dépeindre ou inciser : l’image compte parmi les outils – si ce n’est le seul véritable – les plus éloquents.
Le triomphe de Batman Begins fut significatif : la chauve-souris n’était pas morte sous les roues du nanardesque Batman et Robin et, avec cette refonte de Gotham, Christopher Nolan s’affirmait dans l’arène des blockbusters estivaux. Loin de déposer ses tics et obsessions sur le pas de la porte, malgré le cahier des charges qui joint l’adaptation d’un comic book, le réalisateur a définitivement apposé sa pierre à l’édifice en 2008 au travers de l’haletant The Dark Knight. Second volet consacré aux tribulations de Bruce Wayne, le long-métrage brise le moule. Davantage qu’une simple transition du papier à la pellicule, il y est question de redéfinir la mythologie du justicier, d’en extraire la sève et de l’étudier par le prisme d’un contexte marqué : une Amérique alors meurtrie par le 11 septembre.
Sa cadence effrénée, la performance incomparable d’Heath Ledger, les percussions retentissantes d’Hans Zimmer, sa réalisation efficace, son scénario implacable : l’ensemble de ses atouts converge vers un équilibre hallucinant, se préservant de toute molécule superflue. La nervosité de ses séquences d’action et ses pleins pouvoirs sur le décor – il n’hésite pas à démolir un hôpital, pour la forme – n’enlèvent pas à Nolan son appétence pour les moyens simples et pratiques. C’est notamment grâce à sa palette de couleurs que The Dark Knight précise ses thématiques et leur impact sur les personnages.

À l’évidence, The Dark Knight baigne en eaux grises. Difficile ici de nier l’influence du cinéma de Michael Mann, et principalement son imposant Heat, dont l’inspiration s’étend de l’image au script. À l’instar du polar confrontant les légendaires Pacino et De Niro, le film de Christopher Nolan présente un terrain de jeu monochrome, ses teintes accordées à la stricte urbanité de l’environnement, fait de gratte-ciels vertigineux, édifices de verres et quartiers indistincts. Gotham, en capitale du crime, bannit la moindre échappée colorée et cette toile de fond épurée ne fait que renforcer l’identification de ses anomalies, dont un clown enragé au costume bariolé et une chauve-souris humanoïde.
En imposant une scène neutre à son blockbuster, Nolan met l’accent sur l’un des thèmes substantiel du genre : la rencontre du bien et du mal. Sa séquence centrale, l’interrogatoire musclée du Joker, pourrait résumer à elle seule l’intention. Le criminel est d’abord cerné d’obscurité, maître des lieux et en position de force, avant d’être enrayé par une lumière aveuglante que semble projeter son adversaire. Blanc comme noir surviennent sous forme brute. Le film bascule d’un absolu à l’autre par la couleur et l’éclairage. À l’image, la rupture est totale, rendue plus probante encore par un scénario qui fait des extrêmes une partie intégrante de son récit. Ce sont des individus radicaux, des hommes dévoués à s’en corrompre l’âme (comme chez Mann), qui régissent les trajectoires de ce thriller.


La mise en scène enferme constamment ces extrémistes avec leurs couleurs internes, engloutis par un chaos absolu et sans nuance ou surplombant les étendues bleutées de leurs idéaux. Lorsque Harvey Dent succombe à son double machiavélique, le réalisateur drape l’ancien procureur, piégeant celui-ci dans un cadre noir pur, duquel ne s’échappe qu’une moitié de visage – les restes de son humanité, partie en lambeaux. La noirceur accompagne également le Joker, son fervent promoteur, et la voilà propice à s’étendre à chaque plan. A contrario, dans le cas du super-héros, Nolan inverse l’astuce. Devenu la particule sombre du paysage, le justicier masqué domine un tableau uniforme et lumineux, parabole de sa croisade acharnée. Le plan final prend alors tout son sens : le super-héros, dans son ultime élan, fuit l’ombre pour embrasser la lumière, littéralement.


L’angle adopté et le mouvement qui l’accompagne généralement sont également de bons indicateurs de la dramaturgie nolanienne. Perché sur les toits – ou les gravas d’une structure qui a succombé aux flammes –, le Batman aurait facile d’être magnifié tel un ange protecteur, voire un dieu, mais Christopher Nolan capture le (super-)héros à hauteur d’homme, déclinant l’opportunité évidente d’une contre-plongée ou autre artifice d’usage. Si Bruce Wayne surpasse la foule et ses habitations de verre et d’acier, il n’en reste pas moins un être humain (et faillible) – qu’il faut brosser selon. La démarche atteint son paroxysme au dernier monologue du Joker, lorsque le criminel contraint la caméra à opérer un mouvement rotatif, d’inverser ciel et terre, symbole ultime d’un monde sens dessus dessous. L’agent du chaos est victorieux, nos repères retournés.
The Dark Knight fait de Gotham un échiquier faramineux. Un quadrillage où se baladent fous et cavaliers, référés à leurs couleurs classiques : pions noirs contre pions blancs. Si en quelques occasions, le blockbuster caresse des tournures chaudes, Nolan revient intarissablement à son premier sujet, l’altercation manichéenne. Et le réalisateur américain a indubitablement assimilé l’idée qu’un plan peut servir à l’étude d’un protagoniste et d’une thématique, et ce, plus pertinemment que tous les discours.