Délivrance, une virée en enfer

Il y a cinquante ans, John Boorman piégeait une troupe présomptueuse dans l’enfer de la nature (humaine). Un récit terrifiant, au cœur de l’Amérique, où les souffrances du pays sont mises au service de l’horreur.
Adaptation du best-seller éponyme publié en 1970, Délivrance brosse le week-end sportif de quatre américains de classe moyenne, décidés à descendre une rivière située au nord de la Géorgie. Le lieu, bientôt condamné par la construction d’un barrage, est perçu par le groupe comme un moyen de renouer avec la nature et de lui rendre un dernier hommage. Mais les remous sont loin d’être le seul obstacle se dressant lors de l’expédition, et les hommes se rendent rapidement compte que leur séjour n’a rien d’un long fleuve tranquille.
Violence historique

1972. À la veille du retrait des troupes américaines du sol vietnamien, les échos de la Guerre Froide atteignent les rivages états-uniens. Le peuple est alors frappé par les images sordides qui lui reviennent en pleine face et envahissent, tel un raz-de-marée brûlant, la conscience collective. La nation est en ébullition, l’opinion publique révoltée, les institutions ébranlées : l’Amérique paie les factures du conflit sur son propre sol, fragilisée de l’intérieur. Les mouvements sociaux se multiplient, comme une traduction du mal-être qui ronge le pays, et la barbarie que l’on pensait lointaine gagne les foyers. Le drapeau étoilé se ternit sous la gangrène, la tempête s’est importée. John Boorman, le futur réalisateur de L’Exorciste 2 et Excalibur, s’empare de l’actualité pour mettre en boite un long-métrage éreintant. Il y égratigne le bon vieux héros américain et sa virilité prédominante, pulvérise l’honneur, la justice et autres valeurs inculqués à coups de romances et braves aventures hollywoodiennes. Le pays est écorché, ses tripes mises à l’air pour libérer l’odeur fétide de la vérité, le désenchantement total.
Pourtant, la virée en canoë prévu par les (faux) héros de Délivrance a tout du séjour idéal. Une bande de joyeux lurons, rejetons stéréotypés d’une Amérique puritaine, part embrasser la nature, jouer du muscle et moquer le danger. Le plan parfait. Mais derrière le vernis d’une balade utopique, que Boorman gratte au burin, l’amertume de la réalité est bien là, pessimiste, dangereuse, désavouée. Passé quelques coups de pagaies et cris festifs, le malaise prend forme pour ne plus partir. Celui qui entretient la masculinité exacerbée du groupe, soulignée par le charisme insolent et dominateur de Burt Reynolds, évoque la notion de jeu lorsqu’il se réfère, tout de machisme, à la survie. Il dissipe d’un revers de main la peur du rudimentaire et s’avoue supérieur, lui qui affiche la mine téméraire que l’on prête aux baroudeurs les plus vaillants. Au fil de la descente, son costume de héros – attribué par automatisme à l’athlète du groupe – se déchire et laisse apparaître celui d’un poids pour ses camarades, d’abord étouffant de par son mépris, puis écrasant de par la masse de son corps, qu’il faut traîner. Le prétendu sauveur devient un fardeau. Il n’est d’ailleurs nul sauveur, John Boorman y veille. Les gaillards rentrent chez eux l’âme plombée par le traumatisme. Point d’auréole ni de célébrité pour eux, sauvés de justesse et balbutiant des mensonges au nez des autorités.
Délivrance met le doigt sur une violence inhérente, refoulée par la ville et son confort pavillonnaire, l’éducation et la morale, mais dont on ne se défait jamais vraiment. Une fureur qu’abrite chaque individu, que certains répriment jusqu’à y succomber, que d’autres déterminent comme un mode de vie et d’amusement. Une malédiction lancée à l’être humain, qui doit alors composer avec. L’œuvre tient sa solide réputation de ces minutes interminables de décompositions – appuyé par le choix malin de réduire au minimum le nombre de coupes – qui introduisent le viol masculin, sommet des tabous du septième art américain et séquence clé du long-métrage. Par cette atrocité, qui suit l’humiliation et l’insoutenable peine de l’impuissance, le film assène un coup de grâce à la figure héroïque qu’Hollywood aura caressé durant des décennies. Les idéaux sont souillés sous nos yeux en temps réel.
Le choc des cultures

Arrivés à destination, Ed Gentry, Lewis Medlock, Bobby Trippe et Drew Ballinger croisent la route d’habitants locaux, des oubliés dont l’existence les étonne. Ouvertement raillé, comme un animal curieux plaisanté par un gamin, le décor rural compte un adolescent musicien. Les mains sur son banjo, ce dernier suit la mélodie de Drew, également armé d’un instrument à cordes. L’adulte et l’enfant se répondent par voie musicale, d’accords et notes égayantes, au cours d’une séquence d’anthologie qui s’achève à l’unisson. Les sourires se dessinent. Un parent, témoin, improvisent quelques pas de danse. Mais cette agréable envolée se désagrège lorsque, pour se remercier et échanger une dernière fois avant le départ, l’adolescent refuse de serrer la main du guitariste. La conciliation qui s’esquissait est écartée d’un geste faussement anodin. S’ils ont su trouver l’entente par le prisme de la musique (ou, par extension, de l’art), la fissure demeure trop grande entre les citadins et ceux qu’ils considèrent comme des bêtes, une fosse infranchissable à laquelle les hommes de la métropoles vont se heurter. L’adolescent jouait depuis chez lui, l’autre depuis sa voiture : la distance était la seule condition d’un échange, que chacun reste chez soi. Un avertissement, avant la sentence.
Délivrance, c’est l’Amérique qui se replie sur elle-même, deux faces d’une même pièce qui se rencontrent et se surprennent. C’est le citoyen modèle, père de famille aimant et respectable à la ville, qui piétine l’étranger et son fief, insouciant du mal qu’il chatouille. C’est l’indolent qui croit pouvoir dompter la jungle mais meurt tétanisé à la vue de ses semblables moins enrichis. Délivrance, c’est un voyage désenchanté qui fait du « péquenaud » un authentique monstre de cinéma, une menace tangible mais qui surtout vient de l’intérieur, rigoureusement éloignée de l’entité externe et indéfinissable. Le film renvoie à la peur de l’inconnu, évidemment, mais son discours est plus précis et incisif que cela : l’inconnu est ici un cousin, reflué dans son royaume miséreux, tapissé par la boue et les feuillages. Et le peuple constate la fracture sociale qui hante ses terres, source de sa division et porte de l’enfer pour les protagonistes, proies qui se pensaient chasseurs.
Nature humaine

Fièrement élancés sur la rivière Cahulawassee, les quatre amis inaugurent un périple aventurier. À travers cette longue descente, ponctuée de rapides et rochers qu’il convient d’esquiver, la bande prétend vouloir honorer la nature sauvage, en saisir une dernière fois la beauté avant qu’elle ne disparaisse par la modification de l’homme. L’excursion cache en réalité un dessein plus profond, que Lewis l’intrépide ne tarde pas à revendiquer : il s’agit là de ressasser la gloire des pionniers, du temps où les explorateurs découvraient les territoires vierges et indomptés, sans trace aucune de civilisation. Le fantasme d’une nature pure, le mythe de l’explorateur noble et précurseur. C’est dans cet état d’esprit, nostalgique et persuadé, que les personnages pénètrent dans l’épaisse forêt du sud, un espace resplendissant de verdure. Les cadres larges de Boorman confirment la vision qui transcende les hommes, tout en les repoussant habilement à leur place : dans cette jungle inapprivoisable, depuis la cime des bois, ils ne sont rien.
L’idéal de conquête envisagé par le groupe – et principalement par Lewis, que tout désigne comme l’ultime débrouillard, jusqu’à ses talent d’archer – atteint ses limites plus vite que prévu, en témoigne le matelas gonflable que vante le moins adroit. Après la déception d’y trouver des congénères, Ed, Bobby et Drew (la position de Lewis s’avère plus complexe) assimilent les difficultés de cette croisade impossible, démunis de leurs biens, de leur richesse et de leurs lois. Empêtrés dans une situation cafardeuse, l’absence de repères, aussi bien moraux qu’éthiques, pèse sur le quatuor, arrimé à une berge que tout fuit, y compris Dieu – la place de l’Église, subtile, en dit long. Le long-métrage contraint ses protagonistes à dévoiler leur véritable nature et s’exécuter sans diktat, renvoyés à une ère primaire et barbare. En posant sa caméra autour d’un dialogue épineux, sorte de 12 hommes en colère perdu dans un labyrinthe émeraude, John Boorman confronte l’individu au poids de ses choix, une perche tendue aux instincts primitifs. Les valeurs finissent noyées dans cette rivière « invincible ». Ce ne sont plus les mots qui résonnent au terme de cette odyssée infernale, mais bien les corps, meurtris, épuisés, ensevelis. Et la nature, prétendue belle et emplie de majesté, devient le lieu de tous les dangers.