Frankenweenie : Burton en conception

Au panthéon des artisans du cinéma les plus distincts, l’américain Tim Burton maintient sa position depuis trente-cinq ans. Son art gothique, emprunt d’expressionnisme et créatures farfelues, observables en toute image, passionne encore les foules qui s’empressent de découvrir les nouveaux travaux de l’auteur des sublimes Batman, Ed Wood et Edward aux mains d’argent.
Si la « formule Burton » se perçoit sans grands efforts, dégager ses racines est un exercice particulièrement prolifique quand il s’agit d’appréhender son cinéma. Et plus probant qu’un Sleepy Hollow – infusion ultime des ingrédients burtoniens –, un autre de ses ouvrages, bien moins vanté que ses successeurs, met en exergue les obsessions et moteurs du réalisateur : le court-métrage Frankenweenie.
Frankenweenie, ça raconte quoi ?

Sorti aux États-Unis en décembre 1984, Frankenweenie est l’histoire de Victor Frankenstein, garçon habitant la banlieue californienne, qui assiste au décès tragique de son chien. Profondément affecté par la perte de son compagnon à poil ras, Victor reprend espoir lors d’un cours de science, lorsqu’il découvre qu’une décharge électrique peut ranimer un corps éteint. Il se met alors en tête de ramener Sparky, son défunt chien, d’entre les morts.
Comme son nom l’indique subtilement, le film s’inspire directement du mythe de Frankenstein, savant fou désireux de voir gesticuler son assemblage de cadavres, dont les exploits furent contés pour la première fois dans le roman de Mary Shelley baptisé Frankenstein ou le Prométhée moderne. Occulté par Walt Disney Pictures au cours des décennies qui suivirent sa sortie, pour sa noirceur et ses variations morbides, Frankenweenie bénéficia d’une refonte animée en 2012 – du même acabit que Les Noces Funèbres –, qui permit au film de rayonner à travers le monde, à l’instar de l’animal recousu.
L’aura du premier film

Lorsqu’il s’attelle à Frankenweenie, Tim Burton n’en est pas à son coup d’essai derrière la caméra. Quelques années plus tôt, le cinéaste put concevoir Vincent, un court-métrage basé sur un de ses scripts, et Hansel et Gretel, téléfilm destiné à Disney Channel. Toutefois, Frankenweenie relève d’une toute autre envergure, arborant un budget d’un million de dollars – montant le plus conséquent accordé à Burton jusqu’ici. L’occasion idéal d’étayer son art.
Le court-métrage comporte les traits typiques (et réjouissants) du premier film. Ingénieux, généreux, maladroit et détonnant, Frankenweenie témoigne d’une véhémente envie de créer, partager, émouvoir et brasser des thématiques chères à l’auteur. Ces nobles intentions s’échappent du cadre durant la demi-heure et confèrent à l’œuvre une aura singulière, typique des cinéastes en herbe. Chaque scène retranscrit un sentiment marqué, appuyé par la mise en scène et l’imagerie. Un ressenti qui découle non seulement du désir d’efficacité (exigé par la durée du film), mais aussi d’une invitation claire à pénétrer dans l’imaginaire dérangé d’un jeune poète.
En opposition à la banlieue américaine, identique à celle qui a enfanté le metteur en scène, celui-ci dépeint des lieux asymétriques, courbés, tordus, royaume des tombes et du fil rouge inhérent à son cinéma, la mort. Ces espaces difformes concrétisent la frontière entre la vie et l’outre-tombe, une limite que s’amuse à manipuler l’artiste – le film repose, en réalité, sur l’idée de rompre la barrière entre les deux mondes. L’ombre et la lumière, distinction accentuée par l’utilisation du noir et blanc, s’invitent l’un chez l’autre, du quartier lumineux au cimetière obscur, des résidents communs aux compagnons zombiesques. Ce qui permettra à Burton de jongler entre les dimensions et les contraires est un outil précis, fondamental à ses entreprises, déroutant et manié habilement. L’humour lui sert à joindre les éléments, faire la transition entre deux radicalités. Un humour noir donc, puisque accolé à des sujets graves, secoué avec légèreté pour séduire sa jeune cible et les dirigeants (rigides) de Disney. Les décors irréguliers, le théâtre monochrome, le comique sombre : tous ces éléments convulsent et se fondent. Ainsi, lorsque la fin du court-métrage est annoncée, l’audience perçoit tout autant la renaissance du chien que la naissance du cinéaste.
L’hommage

Le nom de Frankenweenie parle de lui-même, et le film de James Whale (à qui l’on doit l’extraordinaire Homme invisible) est loin d’être la seule influence du cinéaste, bien qu’il tire de Frankenstein le squelette de son récit. À travers son conte funèbre, le metteur en scène invoque notamment La Momie, le protagoniste étant obsédé par sa volonté de retrouver un être cher. La caméra aide la plume à parfaire l’hommage, ce qui se traduit par un clin d’œil furtif (une tasse à l’effigie du Loup-Garou) ou l’usage d’une image forte (une ombre menaçante), tirant parfois à la reconstitution exemplaire. Tim Burton adapte sa mise en scène à l’essai. En atteste son utilisation du hors-champ et de son pouvoir suggestif pour amplifier l’émotion, comme l’ont fait ses maîtres avant lui.
Frankenweenie, compilation d’effets anciens qui tournerait presque au culte ? Rien n’est moins sûr, car le réalisateur ne se contente de singer et trouve sa différence (ce qui fera sa patte si spécifique) dans la manière d’user de ces ingrédients. Burton adule et le revendique, et s’il suit rigoureusement la recette – les rebondissements de Frankenweenie sont, dans les grandes lignes, ceux de Frankenstein –, il sait assaisonner l’ensemble avec ses propres malices. Une démarcation nettement visible dans le répertoire d’émotions construites autour de Sparky, où l’effroi du film original est troqué contre un humour piquant. Changez l’intention, et l’histoire se retourne. La foudre et la pluie, porteuses de significations profondes, de connotations qui appellent l’épouvante, sont maniées aussi classiquement (magnifiant la scène centrale) que de façon excentrique, dans l’optique de susciter le rire.
Le soin apporté aux matériaux et l’effort photographique (Thomas E. Ackerman compose des cadres saisissants) permettent à Frankenweenie de s’extirper du carcan (souvent péjoratif) parodique. Burton ne cherche pas tant à moquer ses références qu’à les dépoussiérer, dans l’espoir candide de fasciner de nouvelles générations de spectateurs. Un pont du neuf à l’ancien.
Le reflet du cinéaste

Il est clair qu’avec Frankenweenie, Tim Burton parle des autres, de ceux qui l’ont inspiré et à qui il aimerait rendre le plus généreux des hommages. Le réalisateur de Beetlejuice capte avec sensibilité et poésie l’existence de monstres, d’informités, de marginaux. Des (anti-)héros qui constituent la galerie unique de personnages burtoniens, tel que le fantasque Ed Wood ou le délirant Joker. Ce pan de son cinéma manque rarement à l’appel, et pour cause : c’est au travers de ces protagonistes que le cinéaste s’intègre au script. Et rares sont les œuvres à autant parler de Burton que Frankenweenie.
Victor Frankenstein est un jeune garçon vivant dans une banlieue californienne, familier avec les bêtes fantastiques, entretenant un lien étroit avec la mort et menant ses premières expérimentations, un brin dérangées. Difficile de ne pas voir le reflet quasi-authentique d’un Burton en conception. Le court-métrage s’ouvre sur un film amateur conçu par Victor lui-même, mettant en scène son compagnon à poil ras dans une aventure emplie de dinosaures, sorte de Jurassic Park avant l’heure. Cette introduction sert, à l’évidence, à expliciter la complicité du maître et du chien, mais il serait difficile de nier le parallèle limpide entre le chimiste devant la caméra et celui qui se trouve tout juste derrière. Frankenweenie est, de surcroît, un autoportrait malin, embelli (puisque amplifié) par la carrière qui suivra.
La relation entre Tim Burton et Disney s’avère compliquée et le projet Frankenweenie a fortement contribué au départ du cinéaste. Jugé trop obscur et éloigné des intentions du studio, et ce malgré les concessions du réalisateur durant la production, le film fut volontairement mis de côté et l’entreprise préféra placer Burton sur des projets plus consensuels. Il prit la décision de quitter son emploi – ce qui lança finalement sa carrière, grâce à sa collaboration avec Warner Bros. Il n’accepta de travailler à nouveau avec Disney que bien plus tard, sa renommée étant faite, le studio étant prêt à tolérer ses exubérances.

À la relecture, Frankenweenie relate étrangement cette suite de rebondissements. Le récit d’un garçon évoluant dans un cadre lisse, entouré de personnages aisément surpris et apeurés, d’abord effrayés par ses expérimentations puis, par la force des choses, parvenant à l’apprécier – jusqu’à le soutenir. Prédiction amusante.
Conclusion
Le court-métrage tient une place essentielle dans le parcours de l’auteur gothique, en révélant autant sur le cinéaste futé qu’il est que sur celui qu’il deviendra, l’expérience venue. Conciliant les exigences d’un studio imposant et ses aspirations lyriques, il parvient à concevoir un poème cinématographique regorgeant d’amour pour un pan précis du septième art, empli d’astuces et variables qui lui sont inextricables. Cet exercice lui sert d’ébauche lorsqu’en 1990, il accouche du plus grand ouvrage de sa filmographie. La banlieue uniformisée et son intolérance, son incompréhension de la marginalité : tout s’observe dans Edward aux mains d’argent, comme de nombreuses récurrences esthétiques qui jalonnent le cinéma de Burton (le carrelage noir et blanc, les décors cabossés, le savant fou, etc). Frankenweenie lui donne les armes pour s’exprimer, malgré le poids d’un studio, et l’opportunité de graver son univers sur pellicule. Numéro de contorsionniste, captation d’un morceau d’imaginaire, clé du mythe Burton.