Batman v Superman : L’Aube de la justice, le choc des titans

Lancer l’univers cinématographique DC : telle est la mission titanesque que dut remplir Batman v Superman, fresque super-héroïque confiée à Zack Snyder. Un fantasme pour les fans de comic books, ainsi qu’une alternative radicale à la concurrence.
Élancés dans la course aux univers étendus, Warner Bros et Zack Snyder firent de Batman v Superman : L’Aube de la justice une étape décisive vers la future coalition des membres de la Justice League, plus encore que Man of Steel. Au cœur de cette énorme machine, comprenant une ossature propre à Snyder – pondéreuse, référencée et gavée de ramifications –, le réalisateur établit un prolongement thématique ambitieux : faire du super-héros un héros mythologique.
Ce parallèle enflammé entre les protagonistes en collants et les divinités antiques, le réalisateur en fit son fer de lance, justifiant son sérieux inaltérable et ses partis pris esthétiques radicaux. La percussion de l’homme d’acier et du milliardaire désabusé, querelle de colosses aux proportions phénoménales, fut pour lui une opportunité de réhabiliter les super-héros en tant que figures surhumaines, alors incorporées à un contexte moderne et, selon ses propres mots, imparfait.
Des ouvrages-sources aux dilemmes de notre époque, de son agencement à sa symbolique : cinq ans après sa sortie (et sa version longue), retour sur le match des plus grands justiciers.
Histoire et héritage

Avant de s’affairer à Batman v Superman, gros morceau de pop-culture fédérant de façon inédite la chauve-souris de Gotham et le fils de Krypton, Zack Snyder comptait déjà un curriculum vitæ gorgé d’adaptations – Sucker Punch est, pour ainsi dire, sa seule réalisation non tirée d’une œuvre préexistante. Son remake du classique zombiesque de George A. Romero et plusieurs reprises quasi-littérales de comic books ont attesté de ses capacités de compréhension, assimilation et traduction, faisant de Snyder l’un de ces rares artisans en mesure d’abouter les traits d’une planche de dessins au grain de la pellicule, tout en consolidant un style graphique aux contours prononcés. En outre, le cinéaste est passé maître dans l’art de la transposition.
À bien des égards, Snyder était tout désigné pour s’approprier le monument Superman. Sa fascination pour le surhomme (au sens large) crevait déjà les yeux dans 300, et son amour du corps, pour son muscle, son mouvement et sa puissance, empiéta sur ses films suivants. Mais contrairement à ses précédentes réalisations, le réalisateur ne dut pas seulement se fier à un ouvrage isolé. Exploiter l’univers DC, c’est prendre en considération un bagage de soixante-quinze ans, divisé entre péripéties sur papier, virages sur grand écran, consoles de salon et autres supports. En chef d’orchestre de ce nouvel opéra super-héroïque, il sélectionna en premier lieu musiciens et instruments. Batman et Superman doivent (re)naitre.

Au sortir de Man of Steel, prélude étendu sur deux heures et déluge de bagarres kryptoniennes aux (faux) airs emphatiques, l’homme d’acier voit sa silhouette redéfinie. D’un coup de vision laser, Snyder refoule les portraits lissés de Christopher Reeve et Brandon Routh, décalques idéalistes et naïfs (bien que communs) de Kal-El. Pour sculpter ce Superman d’une nouvelle décennie, le réalisateur passe à la loupe Superman : The Man of Steel, Birthright et le tout neuf Earth One. Outre l’évidence du nom, ce sont les origines du surhomme qui sont extraites des cases – Superman est le seul survivant de sa planète natale, à l’écologie ruinée et privée de naissance naturelle – et sa faillibilité. Cette dernière, sève du projet, surligne le parti pris de mentionner Clark Kent (et non son alter ego) comme le personnage à suivre. Les doutes de l’alien en exergue, moteur de sa progression dans L’Aube de la justice, Zack Snyder agrémente la formule avec The Death of Superman, récit classique de la mythologie DC reflétant l’abnégation du super-héros mais aussi sa fin, symbole ultime de sa (possible) faiblesse. Des visions claires et prometteuses laissent également entrevoir l’héritage d’Injustice, dystopie alternative qui voit le fils de Krypton devenir un tyran à la suite de la mort de sa famille.
Son homologue drapé de noir a vu passer nombre d’interprètes sous le masque, tous épousant la droiture du chevalier de Gotham, la noblesse de son combat, son honneur invariable. Les travaux de Christopher Nolan, à ce sujet, servirent de piqûre de rappel quant à sa grandeur d’âme et son sens imperturbable de la justice. Le nez sur The Dark Knight Returns, Snyder ne renie la version quasi-parfaite et sublimée de la chauve-souris qui fit le bonheur de Burton et ses collègues. Au contraire, elle nourrit le développement du protagoniste, comme s’il en était le prolongement logique, un brin nihiliste. À l’instar des écrits de Frank Miller, son Batman est vieillissant, harassé par sa quête costumée, ses méthodes expéditives (et fascistes) questionnées, et faisant face à son camarade de la Justice League. Si la représentation transpire l’inédit, elle est en réalité la conséquence des essais précédents, le fruit des affrontements et des pertes, comme si les incarnations de Bruce Wayne, de Michael Keaton à Christian Bale, avait légué à Ben Affleck douleur et tourments. Sa position scelle le duel idéologique à venir.
Héros politiques, lutte idéologique

Chaos de fer et de poussière, apocalypse urbaine traduite caméra à l’épaule, l’ouverture de L’Aube de la justice rejoue les événements du 11 septembre 2001. Contrechamp au combat dantesque qui clôturait Man of Steel, le traumatisme et la douleur ramènent Bruce Wayne, témoin du carnage, à sa condition d’impuissant. « Un sentiment qui rend les hommes bons cruels », expose raisonnablement son majordome. Depuis les rues démolies, dans les décombres de sa tour, Wayne lève les yeux et devine cette menace venue d’ailleurs, un alien inconnu et invincible, que rien ni personne ne peut contrôler. Une seconde perte majeure, après celle de ses parents. Alors, comme l’orphelin qui se jurait de lutter contre le crime, il se promet d’annihiler ce danger nouveau. L’âme du protecteur, lancée dans une guerre préventive.
Batman, qui n’est déjà plus le flamboyant et fantasmé veilleur de Gotham – la mise en scène exhibe son corps parsemé de cicatrices et sa gueule bourrue –, en ressort encore plus perturbé. La bataille de Metropolis altère sa conscience, le pousse à rationaliser sa morale, le fait basculer dans une campagne extrémiste au seuil d’une ère nouvelle, impliquant un degré de terreur que nul n’aurait pu concevoir. Étendard de l’impérialisme américain, pour qui la remise en cause et l’affront sont intolérables – en ce sens, la chute de l’entreprise Wayne est une humiliation –, Bruce endosse le rôle d’une Amérique militairement radicalisée, prêchant la sécurité au détriment des libertés, justifiant ses actions punitives et immodérées par l’urgence de sa mission et ne cherchant plus à comprendre son ennemi. L’existence d’un extraterrestre qui puisse détruire sa planète en claquant des doigts est une obsession, et celle-ci cimente ses pulsions prédatrices. Un pur héritier du gouvernement Bush dans l’après-11 septembre.

Le chevalier noir assoit son règne par la terreur, purgeant la ville de ses détraqués. Un diktat qui laboure davantage la brèche entre lui et Superman. Le premier ne jure que par la justice ; le second se pose en sauveur, en guide. Au cours de son cheminement intime, Clark Kent assimile les mots de son père adoptif : il doit être un phare pour l’humanité. Dans cette logique, il ne peut laisser un homme s’éloigner du bien, mais surtout mener ses besognes barbares en toute impunité. Batman est perçu comme un cancer pour la société que tente de faire prospérer l’homme d’acier, ce que l’enquête journalistique de Clark Kent confirme en amont, et les deux protagonistes se retrouvent dans une impasse idéologique et philosophique qui, à défaut de discussion, ne peut que déboucher sur une altercation physique. Le choc des titans.
S’il pioche chez Miller et son fulgurant Dark Knight Returns, Zack Snyder renverse la tendance et fait de Superman le paria des médias et du gouvernement (il en était un agent dans le comic book). Les fusils de l’armée, braquées sur lui dans Man of Steel, sont relayés par les caméras et micros de la presse, les interrogatoires du Congrès. Dans ce monde, il doit rendre des comptes, se soumettre auprès d’autorités tourmentées et réactionnaires. Le metteur en scène alimente ainsi, dans la lignée du commentaire politique, l’image de médias distordant la perception du public, capable de convaincre les plus déterminés (Bruce Wayne en est victime), accablant un immigré bienveillant parce qu’il plaisait à un menteur puissant (un Luthor juvénile). « C’est un mensonge vieux comme l’Amérique, l’idée que le pouvoir puisse être innocent ». Pourquoi Superman le serait ?
Dieu et l’homme

Point d’effort pour percevoir en Superman l’écho christique. Chez Snyder, le super-héros croule sous le poids du symbole divin. Enfant venu des cieux, doté de dons mis au service des populations, célébré autant que craint. Man of Steel explorait le pan messianique, Batman v Superman l’embrasse sans concession, et questionne frontalement son positionnement. Qui, de Clark ou son alter ego, doit perdurer ? Des statues érigées en son nom, mais il n’est qu’un « garçon du Kansas essayant de faire le bien » (selon les mots du réalisateur), et ses interventions le placent autant en bienfaiteur providentiel qu’en meurtrier omnipotent. Dans cette mouture, à la différence des précédentes qui le projetaient irrémédiablement en être supérieur, effaçant au passage ses attributs humains (le doute, notamment), Kal-El a le choix : être un guide ou s’effacer. Être ou ne pas être Superman. L’introspection, constante de son développement, est si profonde qu’elle prend corps dans une scène de discussion cruciale avec le défunt paternel.
En acceptant in fine son rôle de divinité, et donc de sauveur de l’humanité, le héros signe son sacrifice pour celle-ci. Tel Jésus, conscient de sa mort prochaine et la partageant à ses fidèles (apôtres que semblent être Batman et Wonder Woman). Néanmoins, bien que la parabole atteigne ici son paroxysme – Snyder aime à le filmer épousant la lumière, ses aptitudes herculéennes flagrantes –, son trépas baignant dans la symbolique christique, les résolutions ne sont catégoriques. Superman endosse ses responsabilités de super-héros et gardien, mais n’abdique Clark Kent. Car si cette planète est désormais le monde du Dieu, subsiste l’homme et son amour pour Lois Lane, qu’il choisit de définir comme le monde de Clark (envoyé lui aussi à la mort). Ses bras entourant la dépouille dans une reconstitution exemplaire de la descente de la croix, Lois ne pleure le messie mais son compagnon, le journaliste, l’homme. Le miroir de Marie pleurant son fils (et le miracle qui l’accompagne), non celui de Dieu.

Le Batman de Zack Snyder s’est affranchi des hommes. Il n’a d’ailleurs plus foi en eux et, de surcroit, n’a plus foi en Dieu. Ce Batman est un non-croyant (au sens nietzschéen) qui, non content de tuer Dieu métaphoriquement, s’apprête à le faire physiquement. Loin est le jeune garçon en collants qui arpentait les toits de la ville, plein de courage et détermination. C’est un héros usé, disloqué par le temps, dont le costume évoque bien plus les blessures que l’espoir d’une Gotham apaisée. Ravagé par ses années de service, Wayne a délaissé son humanité et muté en monstre cruel, une masse obscure impitoyable qui joue les juges et bourreaux. L’approche snyderienne du genre super-héroïque, dressant un pont de la cape aux dieux grecs de l’Antiquité, pousse à considérer la chauve-souris comme une bête fabuleuse, effrayante et infernale. Une créature maudite à qui il incombe – selon sa morale égotique – de commettre un déicide. Pour se faire, il étudie son adversaire, peaufine ses stratégies et son corps, qu’il recouvre d’une armure spéciale (l’expression du centurion est totale), puis élabore l’arme adéquate. Une lance. Celle qui doit tuer le sauveur. Celle qui permettra à l’homme de pourfendre Dieu. Une réplique presque exacte de la Lance de Longinus, ou « Sainte Lance », qui aurait servi à transpercer le Christ, attaché à la croix.
Chaque paramètre présage une confrontation inéluctable – quand l’un irradie de ses miracles, l’autre se fond dans la nuit –, jusqu’à ce que le récit reconnaisse un itinéraire mythologique et existentiel commun aux champions. Un maillon liant la bête féroce et le guide lumineux, conjuguant les ténèbres et les cieux : l’humanité. Ce point de rupture dramaturgique constitue la lignée d’arrivée de nos protagonistes, résolus à en venir aux mains après les aboiements respectifs. Superman saigne, implore que l’on sauve sa mère adoptive, et Batman reconnait là son semblable, en dépit de ses origines extraterrestres, lui qui ne l’avait alors jamais considéré autrement que comme une entité suprême et détachée, un outil de destruction massive, et non individu avec un nom ordinaire, une femme pleurant son sort, une mère à protéger. La vulnérabilité soudaine de son adversaire, source d’un choc psychologique synonyme d’épiphanie, fait renouer Bruce avec sa propre humanité, induit qu’il peut être meilleur et renoncer au sadisme du meurtre, quitter sa funeste caverne et tempéraments bestiaux pour devenir, une fois encore, un héros.
Par le biais de cette bataille légendaire et du sondage des figures manipulées, Zack Snyder passe au crible la notion de divinité et d’humanité, la frontière les distinguant. Qu’est-ce qu’un Dieu ? Comment peut-il exister dans ce monde ? A-t-il seulement le choix ? C’est dans ce cadre qu’évoluent les personnages de Batman v Superman (Wonder Woman s’incorpore parfaitement au tableau), traités selon les spécificités communes de DC Comics : des déités, parfois déchues, débarquées en nos contrées et contraintes de rendre des comptes, dévisagées et donc réévaluées.
La fin des temps

Le triomphe en salles des produits Marvel Studios entraîna une réaction en chaîne à Hollywood, industrie tombée amoureuse du principe d’univers partagé. Les envolées de Thor, Iron Man et Captain America servirent d’exemple : dorénavant, il serait possible d’afficher simultanément deux, trois et même cinquante figures mythiques, de Godzilla aux monstres de Conjuring. Cet engouement pour la cohabitation, qui suivait des décennies d’adaptations « standalones » de comic books, causa l’émulation chez Warner Bros. Il était primordial, si Marvel pouvait le faire (et le faire convenablement), que DC s’aligne. Toutefois, la nouvelle ère se fit accompagner de ses codes, de sa formule promptement établie dès l’ébauche, et quiconque oserait s’en détacher subirait les foudres du grand public.
Man of Steel lancé, comme l’annonce d’une alternative aux Avengers tout juste couronnés, Zack Snyder put enfin entamer les festivités et ouvrir la porte aux croisements et interventions de super-héros, ambition marquée par un postulat aux antipodes de la concurrence : Superman survient dans un monde grouillant de vie, de peuples, d’histoires et de légendes, dans un univers déjà en place. Fatidiquement, Batman v Superman, gros bloc de trois heures (pour sa version longue) à l’imagerie tranchée, à la portée symbolique et philosophique aveuglante, aux protagonistes désenchantés et foncièrement ancré dans une mouvance contemporaine et politique, se prit de plein fouet les réticences de l’audience. Comment pouvait-on proposer un blockbuster dépourvu de héros volubiles, bourré de réflexions et références, l’ensemble s’étirant dans un sérieux inaltérable ? Huit ans après Iron Man, quatre ans après Avengers – qui confirma les dix commandements du Marvel Cinematic Universe –, les spectateurs eurent du mal à appréhender l’ouvrage qui, en tout point, dérivait de l’équation Marvel. Une équation si ancrée dans la production hollywoodienne que le terme « marvelisation » fit son irruption, aujourd’hui apposée à des franchises historiques telles que Star Wars. Et si la foule n’avait plus foi en ces mythes, à présent tournée vers des pantins désincarnés ?

À l’heure de l’aseptisation, où se succèdent les commandes prosaïques, L’Aube de la justice cristallise l’anomalie. Un dernier espoir avant que tout ne se fonde et se ressemble. La proposition d’un univers aux innombrables variations, dense, prêt à malmener ses personnages, mais surtout l’envie criante de sublimer le comic book et non le dilapider sarcastiquement, d’ériger Batman, Superman et Wonder Woman en icônes. En somme, restituer l’aura des planches sur grand écran. Mais Snyder est également conscient du contexte cinématographique dans lequel s’insert son opus, et le metteur en scène en use pour encadrer et inspecter ses sujets. Le public est septique, tout est contrôle, clarification. Comment peuvent œuvrer un Dieu tout-puissant et un milliardaire déguisé en ces conditions ? Le personnage de Lex Luthor, homme d’affaires obsédé par le pouvoir et désireux d’avoir la main sur l’arme ultime (pour mieux la chasser de l’équation) est un échantillon éloquent de la conscience politique et critique du travail de Zack Snyder.
Le film suivant se plia aux exigences de la foule, et Suicide Squad fut un désastre révélateur. La noirceur fut congédiée, relayée par une insouciance globale, et c’est coincé entre ses tons originaux et la copie concurrentielle que DC prolongea l’expérience. Wonder Woman, Aquaman ou Shazam! singèrent, allégorie d’un studio s’avouant vaincu et pliant le genou face à ses rivaux. Rescapée miraculeuse, la « Snyder Cut » de Justice League – projet qui fut salement trituré – conclue l’initiative snyderienne, cinq ans après la réunion de la chauve-souris et de l’homme d’acier. L’occasion pour le cinéaste de clore une tentative louable, ambitieuse et audacieuse au pays des capes.