Star Wars : Les Derniers Jedi, la dualité dans l’image [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde… ». Jean-Luc Godard exprimait ainsi deux des grandes règles du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et celles-ci ont un sens, une vérité. La comprendre, c’est infiltrer le cinéma.
Débarqué dans les salles de cinéma en 1977, La Guerre des étoiles posa d’emblée les bases de son univers fantastique : un côté lumineux, son pendant obscur, et l’enjeu de trouver sa voie dans cette opposition aux tenants spirituels, existentiels et surnaturels. Star Wars est affaire d’équilibre, de balance perpétuelle, et cette galaxie dépend d’un duel permanent entre la lumière et les ténèbres. Alors, quand Rian Johnson et son huitième épisode choisirent de brouiller au maximum les pistes, de cabosser un plateau de jeu quarantenaire et de creuser les brèches et contradictions de la saga créée par George Lucas, leur irrévérence (ou audace, selon le point de vue) leur valut l’incompréhension des spectateurs. Jugé outrancier, blasphématoire, risible ou vain, Les Derniers Jedi canalisa les frustrations d’un grand public plus divisé que jamais, de ceux qui regrettaient que tout n’ait pas pris fin après Le Retour du Jedi à ceux qui espéraient ne jamais voir l’empire Disney mettre la main sur cet imaginaire.
Sa quête de déconstruction ne consistait pourtant pas à tout saboter. Le metteur en scène conserva notamment l’idée de percussion, l’entrechoquement de ces deux entités jusque-là bien distinctes que sont le bien et le mal. Leur friction, Rian Johnson en fit la pierre angulaire de son récit, une histoire de héros, anti-héros et vilains paumés face au manichéisme inhérent à la franchise et dont le doute d’expose au travers de plans gorgés de symbolisme. En résulte une cinématographie faite de rupture et dichotomie, corrélée aux guerre qui déchirent le cosmos Star Wars depuis des millénaires. Des images qui parlent à voix haute.


Broyée par une incertitude irrépressible, figure quasi-schizophrène, le personnage de Kylo Ren attise spontanément les contrastes. Si le blockbuster peut compter sur les talents d’Adam Driver pour professer la position équivoque de son rôle de gosse perturbé, le réalisateur enrobe le comédien d’un écrin monochrome, de blanc et noir. Johnson va à l’évidence avec ce jeu d’ombre et de lumière. Ben Solo (de son vrai nom) est vêtu d’un costume sombre pour mieux se convaincre qu’il est un authentique méchant, mais le voilà constamment bercé par l’éclairage ou, au contraire, rongé par son absence. L’architecture impérieuse de ses quartiers, ses projecteurs et immenses fenêtres lui imposent l’émulation, et ses tourments les plus profonds paraissent s’étendre aux murs.
Le scénario se raccroche fermement aux personnages, à leurs appréhensions, remords et détresses – Les Derniers Jedi suit religieusement le sillage de L’Empire contre-attaque – mais la caméra s’octroie en des moments singuliers une prise de recul soudaine et grandiose. Le temps s’y suspend, et l’élargissement du cadre fait basculer le film du grand spectacle au geste contemplatif, où les acteurs, infimes particules d’un tableau devenu gargantuesque, s’effacent au profit d’une représentation allégorique. Ainsi, dans la nuit la plus totale, lorsque le Premier Ordre (l’héritier bâtard de l’Empire et menace de la dernière trilogie) touche à la victoire, l’éclat aveuglant d’un vaisseau spatial crée une entaille nette à l’image. L’espoir, éclair blanc survenu du néant, transperce l’obscurité. Cette action héroïque, ses conséquences exponentielles et son importance symbolique corroborent le propos de nos héros (et donc du blockbuster) : l’espoir peut feindre l’impossible, contrarier l’absolu.


Outre l’utilisation de la lumière et de son antipode, Rian Johnson se réfère à d’autres versants naturels de la bataille, puisant ses ressources dans les décors mystiques que lui confèrent les mondes de Star Wars. Le relief biscornu d’Ach-To, île délimitant une partie conséquente de l’intrigue (le vieux Luke Skywalker s’y planque), lui sert à découper un plan en deux segments hétérogènes. Les pointes de l’archipel tracent une large diagonale dans l’image, lisière de l’écume et de l’écueil, point de rencontre du clair et de l’obscur. Si le metteur en scène tient à user de la roche et de la mer comme arguments esthétiques, l’on peut supposer que c’est pour mieux souligner le caractère élémentaire du combat, le fait que le bien et le mal, la vie et la mort, se heurtent aussi naturellement et immuablement que la vague érode la pierre.
La place du personnage a également son importance. Ancrée en plein cœur du plan, la jeune Rey, héroïne malgré elle de cette énième épopée spatiale, pour qui tout reste à découvrir (y compris sa propre personne), se débat avec les frontières. Celles qui morcèlent la galaxie depuis le commencement, donc, autant que celles qui hantent ses aspirations personnelles. Elle se tient là, armée d’un sabre laser, en robe grise (le costume a encore une fois un rôle dans l’expression visuelle de la psyché), rendue minuscule par l’angle adopté mais toutefois centrale (et donc essentielle) au spectacle.


À son terme, Star Wars : Épisode VIII – Les Derniers Jedi accorde une réponse à ses protagonistes, aux acteurs de ces hostilités ancestrales et nouvelles, aux désorientés qui tout du long auront souffert du clivage manichéen. Le film leur cède une voie définitive, matérialisée par un plan et ses couleurs évocatrices, balayant les soupçons jusqu’à avaler les indécis. Absorbés par la lumière ou l’œil imbibé d’un rouge démoniaque, héros et déchus peuvent étreindre leur destinée par le biais de ces peintures cinématographiques. Le point de non-retour.