Star Wars : Les Derniers Jedi, la dualité dans l’image [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » disait Jean-Luc Godard, Précisant deux règles capitales du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et chacune d’elles découle d’une conviction.
Débarqué dans les salles américaines au printemps 1977, La Guerre des étoiles posa d’emblée les bases de son univers de space-fantasy : un côté lumineux, son pendant obscur, et l’enjeu de trouver sa voie dans cette opposition aux tenants spirituels, existentiels et surnaturels. Star Wars est affaire d’équilibre, de balance perpétuelle, et cette galaxie (très) lointaine dépend d’un duel permanent entre la lumière et les ténèbres. Trente ans et sept épisodes plus tard, durant lesquels le manichéisme du récit fut placardé à coups de grands discours et passes de sabre laser, le taquin Rian Johnson eut l’audace de décharger la saga de son trop-plein de solennité ainsi que du poids nostalgique qui l’encombrait. Les Derniers Jedi eut un effet salvateur : durant ses deux heures et demie de bobine, la saga retrouva son évidence des débuts, une simplicité d’exécution qui lui manquait depuis que George Lucas eut décidé que la tragédie politique devait prendre le pas sur l’aventure.
Dans sa quête de déconstruction et reconstruction, saluée par les uns et conspuée par les autres, Rian Johnson glissa quelques nuances pertinentes mais surtout conserva l’idée inaugurale de percussion, l’entrechoquement de ces deux entités jusque-là distinctes que sont le bien et le mal. Le cinéaste en fit la pierre angulaire de son histoire de héros, anti-héros et vilains perdu face au dualisme inhérent à la franchise, et dont le doute s’expose au travers de plans gorgés de symbolisme. En résulte une cinématographie faite de rupture et dichotomie, corrélée aux guerres qui déchirent le cosmos depuis des millénaires, mais également raccordée aux contrariétés d’un méchant qui rêverait de l’être répondant au nom de Kylo Ren.

La postlogie (ou troisième trilogie Star Wars) a fait du petit-fils de Dark Vador son cheval de bataille. Vendu comme le nouveau super-antagoniste de cette série de films, massacrant un pauvre village et déployant des pouvoirs inédits lors de sa première apparition dans Le Réveil de la Force, Kylo Ren se révèle être un garçon paumé dès qu’il ôte son masque, écrasé par l’héritage familial et soumis à un destin pas aussi flamboyant qu’il l’espérait. Convaincu qu’il doit entreprendre le même chemin que son défunt grand-père pour s’en montrer digne, il s’est détourné de la voie des Jedi, s’est forgé un casque similaire, s’est trouvé un maître diabolique et s’est vêtu de noir. Mais comme Anakin Skywalker avant lui, Ben Solo (de son vrai nom) est un personnage tourmenté, luttant en permanence pour ne pas flancher et basculer de l’autre côté – vers la lumière du bien, en l’occurence. Au nom du Premier Ordre (les remplaçants de l’Empire) et du mal, il va jusqu’à trucider son paternel, mais rien n’y fait : sa chute dans les ténèbres renforce ses appréhensions.
Broyé par l’incertitude, figure schizophrène par essence, Kylo Ren attise spontanément les contrastes autour de lui. Si Les Derniers Jedi peut compter sur les talents d’Adam Driver pour professer la position équivoque de son rôle de gosse perturbé – à ce jour, il livre la plus sidérante prestation d’acteur vue dans la saga –, Rian Johnson complète la performance du comédien avec un éventail de décors monochromes et met en place un jeu d’ombre et de lumière probant. Ben Solo est habillé d’un costume sombre, une seconde peau, pour mieux se convaincre qu’il est un authentique méchant, mais le long-métrage le dépeint constamment caressé par l’éclairage ou, au contraire, rongé par son absence. L’architecture impérieuse de ses quartiers, avec leurs projecteurs et immenses fenêtres, lui impose l’émulation. Ses tourments les plus profonds paraissent s’étendre autour de lui. Sa fragilité dévore l’écran.

Le stratagème technique prend une autre tournure lorsque le personnage est mis face au choix cornélien de tuer Rey (une autre enfant perdue de cette trilogie) ou de s’affranchir de Snoke, le pseudo-Empereur qui lui sert de tuteur maléfique. L’environnement n’a plus rien de noir, de blanc ni même de gris : le personnage tranche son destin, et le décor brille d’un rouge éclatant, synonyme de violence, de passion et de danger, alors qu’il dézingue (à la surprise générale) son maître. Puis, alors qu’il assume les conséquences de son geste assassin, au bout d’un duel éreintant contre des soldats anonymes, les murs s’embrasent, littéralement. Sa faillibilité a laissé place à la fureur, au fameux côté obscur, mais c’est également le discours révolutionnaire du protagoniste qui paraît se diffuser dans la pièce. « Laisse mourir le passé. Tue-le s’il le faut. ». Kylo Ren finit par y mettre le feu.
L’une des dernières images du blockbuster fait se refléter la lame rougeoyante de son sabre laser dans l’œil du protagoniste. Un trompe-l’œil suggérant une possession démoniaque. Le petit-fils de Vador pointe son arme vers le responsable (ou le bouc émissaire, selon l’angle) de son basculement : Luke Skywalker, le dernier Jedi du titre. Ben Solo a franchit le point de non-retour… jusqu’au prochain épisode.