Blade Runner : un œil sur le futur [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » disait Jean-Luc Godard, Précisant deux règles capitales du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et chacune d’elles découle d’une conviction.
1982. La décennie est à peine entamée que le grand public a déjà dû encaisser le twist final de L’Empire contre-attaque, souffrir des déserts secs de Mad Max 2 : Le défi et endurer la révolte urbaine de New York 1997. Cette année-là n’est pas moins régie par le cinéma de genre : les salles accueillent successivement E.T., l’extra-terrestre de Steven Spielberg, The Thing de John Carpenter et un certain Blade Runner, mis en scène par un Ridley Scott à l’aube de sa carrière. Son précédent film, Alien, appartenait lui aussi à la science-fiction. Une œuvre moite dans laquelle une affreuse créature dévorait un à un les passagers d’un vaisseau spatial posé sur le mauvais astéroïde. Dans Blade Runner, son troisième boulot de metteur en scène, Scott zappe la sale bestiole mais reprend l’esthétique anxiogène et brute, le style sombre et patiné, le rapport à l’organique et le postulat d’un futur compromis. Il adapte ici le classique littéraire Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick, qui relate la traque de robots à l’apparence humaine par des unités policières spécialisées, les fameux blade runners.
Boudé à sa sortie par une partie de la critique, son influence se fait néanmoins très tôt ressentir chez d’autres réalisateurs de cinéma, en littérature, en publicité et dans le média vidéoludique. La cause première : l’imagerie à la fois crade et sophistiquée de Blade Runner claque sévèrement la rétine. Son atmosphère oppressante, son emploi des codes du film noir (détective, femme fatale et cigarettes sous la pluie) ainsi que l’importance allouée à des thématiques existentielles en font l’un des précurseurs du mouvement cyberpunk, mais également le jalon d’une nouvelle science-fiction cinématographique – celle de Terminator, Akira, Ghost in the Shell et Matrix. Une science-fiction qui carbure à la cyber-philosophie et passe à la loupe la signification du genre humain. Celle-ci prend racine au cours d’une scène introductive mythique, privée de parole et de surenchère. Ridley Scott y filme son monde au cours de deux minutes contemplatives, deux minutes qui annoncent Blade Runner.
L’ENFER SUR TERRE

Après avoir clarifié son jargon (à base de « réplicant » et « retrait ») par le biais d’un écriteau, le long-métrage marque sa position géographique d’un bang sonore puis d’une vue aérienne sans équivoque. Blade Runner, c’est d’abord un endroit : Los Angeles, l’autre nom de l’enfer. Les premiers plans décrivent une étendue de gratte-ciels formant une marée noire et informe, surplombée de nuages réfléchissant ses éclairages rougeoyants. De ces bâtiments colossaux, entassés les uns sur les autres et dont les contours se confondent, d’immenses geysers de flammes s’échappent et se dissipent quelques mètres plus haut. Des jets ardents qui tonnent comme l’orage, contrariant l’horizontalité de l’image en parcourant sa hauteur, et dont l’écho s’accordent aux notes envoûtantes du compositeur Vangelis. Dans le fond, la silhouette de deux pyramides se démarque à travers le brouillard opaque, deux phares qui reluisent à l’aide de projecteurs. Il s’agit du premier décor distinct du film, les locaux de la Tyrell Corporation, l’entreprise d’où sortent les androïdes.
À mesure que les édifices se précisent, la mise en scène explicite leur taille incommensurable et leur autorité sur le reste de l’environnement. Les pyramides paraissent s’élever dans le ciel, surplombant ce qui était autrefois la cité des anges et n’est plus qu’une nuée d’immeubles fantômes. Autour, les lumières émises par les appartements suspendus peine à illuminer quoi que ce soit, comme une contrefaçon d’étoiles – qui, elles, se sont perdues derrière l’amas de pollution. En la présence de ces deux temples faussement envolés, Blade Runner entame la conversation avec un symbolisme religieux et mythologique, nichant le lieu de fabrication des réplicants dans les cieux, tel le Mont Olympe, royaume depuis lequel Zeus et ses acolytes tout-puissants observent les mortels dans les mythes scandinaves. La place haut perchée du divin est ici réservée au concepteur des robots, le Dr. Eldon Tyrell, dieu-homme s’étant rapproché du céleste grâce à son intelligence et son pouvoir de création.
L’arrivée d’un vaisseau dans le cadre rompt le statisme général de cette mer sinistre. À son apparition, le véhicule effleure l’objectif, permettant au spectateur d’assimiler sa forme particulière, mais il faudra patienter plusieurs secondes avant de le retrouver à l’écran. Scott reste accroché à la ville. C’est elle qui paraît dicter le découpage et rythmer les raccords, confirmation de sa puissance, de son austérité, de sa majesté mais également sa ruine, car décolorée et usée – un autre détail esthétique fondamental dans une fiction fouillant le lien entre passé et futur. Le public est dès lors écrasé par l’architecture, comme elle écrase le vaisseau de par sa disproportion. Le message est clair : Los Angeles est bien davantage qu’un lieu, ou qu’un contexte. C’est un personnage à part entière, un être mort-vivant et inconditionnel, un monstre dévorant qui prime même sur l’histoire. L’entrée en scène de la voiture volante, son point de départ, semble bien dérisoire en comparaison des panoramas pharamineux qui précèdent et suivent.
Les restes de l’humanité

2019, version Blade Runner. La population est incitée à quitter la Terre pour d’autres planètes, vers d’autres colonies qui resteront chimériques pour le spectateur. Faune et flore ont disparu. Les villes se sont transformées en mégalopoles cauchemardesques, de vastes labyrinthes nocturnes et étouffants, sous une averse incessante – une allusion au déluge biblique. Les brasiers qui surgissent du haut des tours font l’effet d’une respiration infernale, d’un battement chaotique, mais ne suggèrent aucune vie : Los Angeles expire sa chaleur sans annoncer le moindre habitant, le moindre signe humain. Plus tard, Ridley Scott suspendra sa caméra dans les rues, éclairées par les hologrammes publicitaires qui ornent les façades et les néons poussiéreux qui jalonnent les commerces, scellant pour de bon la tournure dystopique du film. Les allées de la cité sont similaires aux galeries d’une gigantesque fourmilière, parcourues de millions d’âmes qui vont et viennent. Les derniers animaux de la Terre.
Dépeinte comme une foule grouillante, impersonnelle et misérable, la population de Los Angeles se fait remarquer par son absence lors de la scène d’ouverture. En se réduisant aux habitations et aux plans extra-larges noirâtres, l’introduction tisse une atmosphère angoissante et plombante, une ambiance funeste. C’est un drap de mort, cousu à partir d’un épais tapis de pollution, qui recouvre ces visions du futur. Un futur fait d’éclairs et d’acier, dont les premières secondes troublent par l’unique présence d’éléments primitifs (du feu, des étoiles, un bang originel), comme si le monde était revenu à ses prémices préhistoriques. C’est tout ce que laissent les hommes à une Terre dégradée, qu’ils rêvent maintenant de déserter. Le soleil se faisant rare, s’il peut seulement apparaître au travers des nuages, ceux qui restent se confinent dans l’obscurité, écrabouillés par les conditions d’un monde maudit. Le lendemain de l’humanité est ainsi fait : l’horizon est bouché.
L’oeil

Entre ses prises de vues sur le paysage industriel, Ridley Scott glisse le gros plan d’un œil à l’iris bleu. Les faisceaux lumineux de la ville s’y reflètent, faisant naître une constellation artificielle dans l’arrondi de la cornée. Son propriétaire est tenu mystérieux. Il pourrait être Dave Holden, un blade runner à la poursuite de réplicants en fuite, dont la double position – celle de figure d’autorité et d’homme physiquement élevé, à bord de son vaisseau – et le miroitement de la pyramide Tyrell rappellent l’œil de la providence, symbole de la surveillance de Dieu sur l’humanité. De là-haut, le policier pourrait bien scruter l’état du monde. Cet œil géant pourrait aussi être celui de Leon Kowalski, l’un des androïdes activement recherchés par les forces de police, visible lui aussi dans la scène suivante. Lui et Holden ont les yeux clairs, lui et Holden ont de bonnes raisons de ne pas cligner. Mais il se pourrait également que ce regard bleu appartiennent à Scott, l’artisan derrière la caméra, dont dépendent entièrement ces projections terrifiantes et fascinantes.
Peu importe, finalement : la place prédominante du globe oculaire dans la séquence d’introduction est surtout un avertissement quant à son importance dans cette fiction, et pour les réplicants. En plus d’être le leitmotiv de leur destin (test de Voight-Kampff, photographies d’un faux passé, meurtre par crevaison des yeux, myopie de leur créateur, monologue résumant des visions incroyables, etc.), il est l’un des rares indices permettant la distinction entre la machine et ceux qu’elle imite à la perfection et, par extension, constitue le fil rouge de l’intrigue. Les pupilles artificielles prennent, en effet, une couleur ocre selon leur inclinaison, deux points vifs trahissant la vraie nature de leur propriétaire. Ainsi, Blade Runner veille à ce que son spectateur y prête une attention particulière en l’imprimant largement au cours de ses premiers centimètres de pellicule. L’œil, en tant qu’organe ou objet allégorique, reviendra tout au long de l’œuvre, comme un rappel permanent à la phrase de Cicéron : si le visage est le miroir de l’âme, les yeux en sont les interprètes. Pour débusquer l’androïde, derrière son mimétisme et ce qu’il a d’identité, ouvrez vos yeux et les siens.