Le Diable, tout le temps : sombre tableau de l’Amérique [Critique]

Antonio Campos passe l’Amérique crasse des 60’s au peigne fin et dresse le portrait d’individus emportés par les torrents de la violence et du vice. Film choc.
Au cœur des États-Unis, perdus entre l’Ohio et la Virginie, un père revenu de la guerre, son jeune fils, un couple de tueurs en série, un pasteur pervers et autres délurés suivent des trajectoires perpendiculaires.
Récemment, c’est Derek Cianfrance (et son poignant The Place Beyond The Pines) qui s’était brillamment exercé à la peinture d’une Amérique poisseuse, sillonnée par le parcours de parents et leurs enfants, coincés entre crime, vengeance et rédemption. En adaptant le roman de Donald Ray Pollock, Le Diable, tout le temps, Antonio Campos suit un chemin similaire. Le long-métrage, distribué par la plateforme Netflix, offre un point de vue dégoulinant de noirceur sur les reclus, les recrachés de la Seconde Guerre mondiale, les fanatiques malsains et ceux qui trouvent leur bonheur dans le meurtre et l’abondance. Le script brasse les décennies par le biais d’une narration éclatée – pas toujours très claire –, nous laisse observer l’obscurité ronger ces êtres fracassés dès la naissance, ingurgités par un monde vénéneux.
Le jeune Arvin (Tom Holland) montre la voie. Placé en première ligne, ses yeux d’enfants comme point d’empathie, le garçon effleure (ou embrasse) les vies analogues à la sienne, du policier corrompu aux hommes d’église abusifs, s’évertuant à faire le bien quand le murmure de la violence lui caresse inlassablement les tympans. Sous bien des aspects, Le Diable, tout le temps emprunte à la tragédie grecque, où les fils fuient les père pour mieux leur ressembler. La question de l’héritage – et la possibilité d’en réchapper – intervient spontanément, tout comme Campos sonde, à travers son objectif et sa pellicule grainée, le débattement stérile de personnages embourbés dans leur quotidien. Le réalisateur ne commet pas l’erreur d’une exposition d’horreurs, longue de deux heures, qui ne procurerait que pitié et dégoût. Il dépasse la simple constatation misérabiliste, ce cadre anxiogène et maudit, pour alimenter ses interrogations sur le destin et les répercussions. Point de leçon morale, le cinéaste s’en passe bien. Il préfère la longue description – telle une fresque contemporaine et méphitique – et l’autopsie d’âmes en proie à leurs démons (et ceux de leurs parents).
Netflix s’en est ardemment servi pour vendre son nouveau bébé : la distribution, imbibée d’alcool et suant à grosses gouttes, est prestigieuse. Holland s’affranchit de son costume habituel du sage adolescent pour une allure sombre et torturée, qu’il gonfle d’émotions brutes et d’un regard troublé. Spider-Man est loin. Dans un autre registre, énergiquement glauque, Robert Pattinson continue de faire des étincelles, énième preuve que l’acteur de Tenet et bientôt The Batman régnera sur la décennie à venir. Riley Keough, Sebastian Stan, Jason Clarke et Bill Skarsgård, plus discrets mais non moins habités, solidifient cette fable cafardeuse. Tableau d’un pays ravagé par la guerre, les tourments et la religion, Le Diable, tout le temps enrobe sa galerie de protagonistes dans un écrin de ténèbres. Une sorte de freak show morne, disposé dans un coin perdu, animé d’une tension fracassante.