Tenet, l’espion qui aimait l’espace-temps [Critique]

« Le film qui allait sauver le cinéma » : Christopher Nolan revient armé d’un curieux blockbuster, aussi fascinant pour son exploitation du temps qu’il semble crucial aux yeux de l’industrie cinématographique.
L’ombre d’une Troisième Guerre mondiale se dessine. Un agent secret est chargé d’empêcher la catastrophe via un procédé fascinant et dangereux : l’inversion temporelle. Sa mission l’amène à explorer l’espace-temps, unique recours pour sauver le monde.
La dernière excursion cinématographique de Christopher Nolan remonte à 2017, date à laquelle le cinéaste britannique était sorti – non sans audace – de sa zone de confort en troquant ses bavardages habituels pour un travail d’immersion absolue. Trois ans plus tard, le réalisateur et scénariste britannico-américain retourne au thriller, annonçant son onzième long-métrage comme son plus ambitieux. Alors que le film de guerre Dunkerque s’épanouissait à contre-courant de sa filmographie, Tenet est la marque inéluctable d’un retour aux sources. Esquivant de peu la caricature de son cinéma mathématique et divertissant, le blockbuster voit son auteur brandir ses jouets sur un terrain de jeu plus vaste que jamais, disposé à affirmer un savoir-faire dont personne ne doutait réellement.
Quelques productions plus tard, l’œuvre (au sens large) de Christopher Nolan tient en une équation : thématiques complexes s’additionnent au grand spectacle. La formule, qu’il aime peaufiner des années à l’avance, s’applique ici au temps – une obsession que le metteur en scène érige en vedette du film – et son inversion. Événements, objets et personnages vont et viennent, dans un sens ou dans l’autre, apparaissent et disparaissent, suivent le chemin de l’entropie. Un postulat au potentiel éléphantesque, que Nolan établit par le biais de ses fameux monologues. Seulement, à la différence d’un Inception qui usait de la démonstration (grandiose) pour convaincre (et impliquer) l’audience, Tenet s’avoue avare en repères métaphysiques. Si l’inversion du temps amène sa part de scènes satisfaisantes, où le concept est un réel tremplin pour nos protagonistes et le scénario, le fonctionnement de ce bazar scientifique est maintenue floue. L’explication n’a jamais fait défaut à Nolan, bien au contraire. L’on pourrait presque reprocher à ses histoires de trop en dire sur elles-mêmes. Pourtant, en dépit de son dialogue continu et d’une volonté concrète de présenter un sujet pointilleux, le long-métrage ne parvient à procurer le frisson de la compréhension, cet instant brillant où les pièces du puzzle se raccordent. Frustrant ? Non, puisque l’intention est ailleurs.

Avec Tenet, le metteur en scène s’attaque au thriller d’espionnage à échelle mondiale, sorte de James Bond officieux qui fait bondir ses héros d’un continent à l’autre, un mégalomane russe dans le viseur. Ce sont ces codes, aussi vieux que le genre, qui servent finalement de balises au spectateur et le préservent de la noyade. Punchlines cinglantes, décors luxueux et pléthore de personnages secondaires (purement et simplement fonctionnels) sont tels les tableaux de couloirs droits et directs – que l’on peut emprunter dans les deux sens, donc. La narration peut se tordre à l’occasion, jusqu’à superposer l’idée, l’élaboration et l’application d’une même tâche, mais l’exercice est consciemment restreint. Le long-métrage vise l’essentiel, sa trame réduite à des actions claires et définies auxquelles le metteur en scène porte un soin notable. Fidèle à sa quête obsessionnelle de réalisme, Nolan conçoit des séquences vertigineuses et finalement ludiques, mettant à contribution sa fameuse inversion temporelle. C’est là que la magie opère. « N’essayez pas de comprendre » conseille le personnage de Clémence Poésy, le même qui expose le principe au protagoniste (et donc au public). Nolan place quelques mots sur le phénomène, donne des clés rudimentaires, mais déjoue ses propres habitudes en délaissant les rouages de sa mécanique alambiquée pour valoriser l’inertie et composer un opéra avant tout sensoriel. Ainsi, il n’est pas question pour le spectateur de réviser son doctorat de physique-chimie, mais d’être submergé de sensations et ressentis intenses. Prêt à sacrifier un authentique boeing pour le plaisir des yeux, le réalisateur étreint l’idée de divertissement massif, plus encore qu’avec la série des Dark Knight. Sa tendance destructrice s’apprécie davantage car pensée comme une variable de premier plan. La caméra file à travers les espaces, ne perd rien du mouvement et de l’impact, suspendue dans les airs ou accrochée à l’habituel steadicam. Belle revanche sur ses détracteurs qui dénonçaient sa méconnaissance de l’action.
En filigrane de cette grande attraction, le blockbuster tisse une intrigue émotionnelle simple qu’il enroule autour d’enjeux démesurés. Comme si la fin du monde n’était suffisante pour motiver un quelconque investissement. Nolan réchauffe ainsi une dramaturgie glaciale, régie par un objectif global et non personnel. Par manque d’équilibre, ce bout d’intrigue peine à s’imbriquer convenablement dans ce théâtre froid qui ne requiert ni larmes ni humour. En amont, le cinéaste réunit une galerie de personnages charmants, aux interactions fortes et dynamiques. Le plus intéressant d’entre eux n’est autre qu’une réplique du metteur en scène, concepteur de scènes ahurissantes, dictionnaire ambulant et guide du protagoniste, campé par un charismatique Robert Pattinson – probablement en train de s’échauffer pour son futur Bruce Wayne de The Batman. Le héros de l’histoire est interprété par John David Washington, qui se fraye un chemin honnête à Hollywood, cette fois dans la peau d’un espion séduisant et déterminé. Kenneth Branagh, de son côté, convainc en oligarque violent, mâchoire et poings serrés, tandis que sa partenaire à l’écran, Elizabeth Debicki, apporte fraîcheur et sensibilité à ce script implacable.
Il faut tout de même le reconnaître : Tenet n’est pas la révolution attendue, malgré les efforts de son auteur pour réinventer ses méthodes de divertissement et pour mettre en scène une action toujours plus explosive. En puisant dans ses gimmicks thématiques mais en lâchant son verbe lourd, Christopher Nolan réalise un blockbuster palpitant et fougueux, preuve d’un savoir-faire acquis lors de ses dernières aventures avec Batman. Il ne réitère donc pas l’exploit Inception, mais livre ici un hommage renversant aux films d’espionnage de son enfance – il a toujours voulu réaliser un James Bond –, étape d’un été qui se sera passé de grosses productions.