Waiting for the Barbarians, contemplation d’une humanité perdue [Critique]

Après avoir investi la Mostra de Venise et la cérémonie de Deauville, Waiting for the Barbarians débarque sur les services de vidéo à la demande : le long-métrage de Ciro Guerra séduit pour ses visuels impériaux, malgré un rythme rebutant.
À la frontière de l’Empire, un magistrat veille à la cordialité entre ses troupes et les peuples locaux. Une bienveillance perçue d’un mauvais œil par ses supérieurs, dont le colonel Joll, tortionnaire implacable et réputé. Au fil de ses rencontres et des saisons, celui qui ne désirait que paix et indulgence deviendra la victime d’un conflit soupçonné.
Transposé à l’écran par le cinéaste colombien Ciro Guerra, connu des cinéphiles cannois, Waiting for the Barbarians ne semble causer le moindre remous malgré son addition d’arguments hautement dissuasifs. Tiré d’un ouvrage noyé d’éloges, le projet fédère un casting luxueux, que l’on jugerait (sans trop se méprendre) capable d’agglomérer les foules. Contribution prestigieuse qui n’aura su convaincre les distributeurs d’offrir au long-métrage sa projection sur toile grise. Une décision morose pour une œuvre aux contours envoûtants, voulue retranscription frappante d’une année au bout du monde, source d’une analyse entravée par son tempo mais portée par un metteur en scène convaincu.
Spontanément, la beauté des lieux déborde des cadres larges. Consciencieux, appliqué, Guerra s’appuie sur la splendeur de l’environnement – celui d’un pays qu’il ne nomme pas – pour cueillir son spectateur et agencer, immédiatement, une atmosphère qui ne se détache jamais de l’intrigue. Ses courtes focales au service de tableaux lumineux, le cinéaste refuse une quelconque sophistication qui risquerait d’enrayer ou d’artificialiser le décor. Au contraire, l’intention est manifeste, Waiting for the Barbarians fait de l’encombrement son indiscutable opposé. Sa forme rejette facticité et superficialité, bien que l’étude de l’image laisse entrevoir un sérieux travail de précision et d’angle. Le réalisateur conçoit ses actes (et séquences) autour d’une pellicule claire, fréquemment perforée de faisceaux brûlants et éblouissements nocturnes. Et lorsque le cinéaste délaisse les intérieurs pour les étendues aréiques, le long-métrage touche ostensiblement au pictural (au point de renier le mouvement), vivier de gigantesques toiles, majestueuses, où le relief surplombe l’homme devenu ridiculement petit. De son association prolifique avec Chris Menges (lauréat de deux Oscars), le metteur en scène tutoie une certaine symbolique, maintenue sobre, qui alimente ponctuellement son œuvre (et son discours) – davantage sa conclusion venue.

Waiting for the Barbarians assume entièrement sa part contemplative, et pour cause : la forme tend à épouser le fond. L’attente (et le mystère de son aboutissement) constitue la sève du récit, drame historique d’une simplicité stricte. Saisons et passants défilent à pas lents, tandis que se creuse la tombe des idéaux. Une longue agonie auquel le spectateur est confronté, tiré in extremis de l’engourdissement par des protagonistes identifiables venus troubler cette nature morte. Caractérisés à l’extrême, ceux qui surviennent, s’installent ou fuient la forteresse isolée constituent l’ingrédient le plus savoureux – du fait, notamment, que les thèmes se développent en corrélation. Exemple catégorique : le Magistrat (lui aussi dépourvu de nom), personnification du progressisme et finalement anomalie de son macrocosme, aspérité qui fait naître rebondissements et réflexions. Mais c’est dans la représentation de ses figures antagoniques que le film puise son meilleur atout, diables dont l’apparat explicite – sans subtilité aucune – leur personnalité tranchée. Chef de file, le colonel Joll se retrouve doté d’une aura terrible, d’une puissance calme et dévastatrice, dont l’emprise sur le fort se développe irrévocablement en dépit de son maigre temps d’apparition. Caché derrière ses lunettes rondes, allégorie flagrante de son aveuglement et du filtre obscur qui biaise son discernement, Joll exprime distinctement la paranoïa et l’excès de son camp, calque d’empires qui ont jalonné l’Histoire. Ses sbires et lui n’exposent que mieux les questionnements du cinéaste derrière la caméra : l’analyse des civilisations et leur humanité perdue.
Alors, les accrochages – antagoniques ou sentimentaux – se font attendre singulièrement, d’autant plus lorsqu’ils appellent à la performance. Pour son adaptation, Ciro Guerra s’est entouré d’une distribution quatre étoiles, assurant la prestance de ses personnages (secondaires compris). Habitué aux productions spielbergiennes, Mark Rylance se glisse dans l’uniforme du Magistrat, un rôle qu’il compose avec sensibilité et bonté, à proximité de ses interprétations récentes. L’acteur de Dunkerque et Ready Player One joue donc en terrain connu, n’ayant aucun mal à s’approprier un désarroi pur et vif. Ses camarades rétorquent avec autant de justesse, à commencer par Johnny Depp, définitivement excellent dans l’exercice du vilain. Non sans rappeler sa prestation dans la franchise Les Animaux Fantastiques, dans laquelle il incarne une menace charismatique, le comédien brille en militaire taciturne capable d’écorcher par le verbe. Ce dernier est épaulé brièvement (et c’est dommage) par Robert Pattinson, décidé à expérimenter son jeu – ici accordé à un soldat sadique. Voilà qui renforce l’attente pour son Batman chez Matt Reeves, annoncé pour l’année prochaine.
D’une lenteur rebutante malgré son amplitude, ce qui, de surcroît, amoindrit sa puissance émotionnelle et dramatique, le film conserve sa pertinence jusqu’au terme et peut se targuer de ne jamais sacrifier la justesse de son propos pour les larmes faciles – bien que l’opportunité de jouer des sentiments se dessine en de nombreuses scènes. L’on retiendra sa beauté naturelle et son sujet captivant, attributs qui sauvent Waiting for the Barbarians de l’effet somnifère.