Pirates des Caraïbes : Le Secret du coffre maudit, la suite aux trésors

Franchise phare de l’empire Disney, Pirates des Caraïbes porte la marque sacrée des blockbusters de l’an 2000, décennie qui voyait copieusement germer les sagas fantastiques les plus populaires du septième art. Entre les exploits de Peter Jackson et son adaptation impossible de Tolkien et l’initiation d’un jeune sorcier à la cicatrice particulière, le capitaine Jack Sparrow s’élançait, porté par le vent favorable du box-office et du succès critique.
Actuellement composée de cinq longs-métrages, avant d’être renouvelée par le biais d’un sixième volet (actuellement en production), la saga a prodigieusement dépoussiéré le film de pirates, quasi-éteint lorsque Gore Verbinski prit la barre du projet dérivé de l’attraction populaire éponyme. Un tour de force, amèrement terni par les deux récents opus, condamnant les prouesses de Jack Sparrow à la (pauvre) conformité hollywoodienne.
Pourtant, à ses origines mouvementées, Pirates des Caraïbes survenait tel un modèle de divertissement, supplantant le prérequis de l’efficacité. Ainsi, à l’été 2006, Gore Verbinski offrait au grand public la suite rêvée, inscrite au tableau des glorieuses continuités : Le Secret du coffre maudit.
Pirates des Caraïbes : Le Secret du coffre maudit, ça raconte quoi ?

Le triomphe inespéré de l’expédition originelle poussa l’ensemble des équipes à embarquer pour au moins deux suites. À peine une année après La Malédiction du Black Pearl, le second chapitre entra en pré-production, toujours sous la direction de Verbinski.
Suite aux événements tumultueux du premier épisode, Jack Sparrow voit son passé resurgir brusquement lorsque Davy Jones, pirate tentaculaire, réclame le paiement d’une dette ancienne. Visant par tous les moyens à s’extirper d’un triste sort, le capitaine du Black Pearl se lance à la recherche du coffre de Jones, artefact mystique qui pourrait drastiquement changer la donne.
L’accueil critique ne fut aussi unanime qu’au premier essai, malgré un sentiment global positif, ce qui ne priva en aucun cas Le Secret du coffre maudit de recettes colossales, chiffrées à plus d’un milliard de dollars à l’international – à ce jour, le film figure parmi les vingt plus grands succès du box-office mondial. Preuve d’un soutien convaincu des spectateurs.
Quels sont les mystères de ce deuxième volet ? Qu’est-ce qui fonde sa réussite, et catapulte le long-métrage au rang des meilleures suites de l’histoire du cinéma ? Levons le voile (et l’ancre) !
De la suite dans les idées

Dès l’ébauche, les scénaristes Ted Elliott et Terry Rossio refusent l’idée d’une suite indépendante qui renierait ses bases et façonnerait des routes absolument neuves – concept substantiel à Indiana Jones ou James Bond. La romance du forgeron et de la princesse, le Black Pearl et ses malédictions environnantes : il est jugé inenvisageable que l’écriture délaisse ces éléments presque mythologiques. L’objectif est donc, à l’instar de franchises concurrentes, d’exploiter, développer et densifier les frasques improbables et fantaisistes de Jack Sparrow.
La Malédiction du Black Pearl est un modèle d’écriture et d’efficacité. Mécaniques parfaitement huilées, action délirante et déchaînée, l’opus initial jouit de ressorts performants, tant qu’il devint instantanément une alternative considérable aux fresques épiques et profondément sérieuses qui occupaient le paysage hollywoodien. Parvenir à sublimer une telle réussite – qui, certes, ne révolutionnait pas son art mais s’imposait indéfectiblement comme un idéal du divertissement – constituait le réel défi.
Le Secret du coffre maudit repousse considérablement ses propres limites, saisissant l’essence du chapitre précédent et puisant son énergie démentielle dans l’univers farfelu qui fut présenté. Il entame, dès l’ouverture (d’une pesanteur étouffante), une extension de son propre monde, injectant ses autorités machiavéliques, figures écrasantes et antagoniques auxquelles devront faire face les protagonistes. Une menace omniprésente – et forcément contraignante – qui sera (étonnement) surpassée par le véritable vilain du long-métrage et probablement sa plus franche réussite : Davy Jones. Elliott et Rossio le dotent d’une aura mystique, d’une puissance brute et maléfique, que Verbinski retranscrit splendidement à l’introduction du personnage. Le spectateur comprend implicitement que Jones est surnaturel, au-delà même de l’apparence. C’est une divinité, inéluctable et irréductible, un monstre recraché par l’océan. L’obstacle infranchissable, y compris pour l’ingénieux Jack Sparrow.

Multiplier les dangers n’a pas pour seul but de faire éclore les péripéties. L’initiative est celle d’une suite classique : nourrir l’imaginaire, et davantage qu’à l’origine. Ces adversaires contribuent à la tangibilité diégétique, à la concrétisation du monde pirate. Définir ces antagonistes, ancrés mythologiquement et historiquement, spécifie des enjeux authentiques, forts – puisque partiellement raccordés à notre réalité – et précise le macrocosme des protagonistes, loin d’être restreint aux ports caribéens et leurs douces effluves de rhum. Le plaisir se heurte à l’épreuve, le bien rencontre le mal : une certaine adéquation de la vie.
Le script s’engage dans un processus narratif haletant, remuant les pions aux quatre coins du plateau et, par ce geste, accroît les lieux et espaces. Une effroyable prison, une jungle brumeuse, une île hantée par le cannibalisme : le voyage est plus exotique que jamais, ponctué de séquences aux tons et inspirations bariolés. Intelligemment, Elliott et Rossio font parcourir à Will Turner (sous les traits d’Orlando Bloom) un trajet identique à celui exécuté lors du premier périple, pour mieux le confronter à l’hostilité de sa quête. Un moyen futé de transmettre l’idée que La Malédiction du Black Pearl n’était qu’une moindre étape, que la suite des événements sera bien plus dantesque. Les différentes haltes de cette croisière affolée pourrait s’apparenter à une forme de remplissage rondement divertissante, sautant d’îlots en îlots via un élan frénétique. Mais la démarche transcende le spectacle ahurissant, rocambolesque déferlement qui traduit l’impossibilité de Jack Sparrow à trouver le repos – quand bien même celui-ci jetterait l’ancre dans son cher repère de Tortuga. Cette fuite constante, capable de toucher à l’hilarité, se fait parabole d’un désarroi croissant, d’une impuissance asphyxiante qui s’empare du marin.
L’agitation générale confronte notre charmant trio de héros – Sparrow, Turner et Swann – à des émotions et situations inexpérimentées à l’écran, fenêtre de tir adéquate pour creuser les personnages, particulièrement sur le plan relationnel. Le Secret du coffre maudit étudie les pirates (amateurs ou accomplis) par le prisme de leurs interactions, du lien qui les fédère ou fractionne le groupe. Un canal dont Jack connaît les rouages, habile manipulateur et homme persuasif qui parvient sans peine à impliquer son entourage dans sa fuite. Par la nature de l’alerte, le rôle de Johnny Depp (à son meilleur) est enrichi d’un passé houleux, suffisant pour s’imaginer ses folies d’antan et trop léger pour éroder l’aura mystérieuse qui l’encadre. Mais surtout, en proie à une frayeur déroutante, au contact de ses compagnons, Jack Sparrow voit grandir une dichotomie intérieure. L’appel de la reconnaissance et du bien crée le doute, et le personnage s’en retrouve épaissit. D’un geste identique, les archétypes s’affaissent. La princesse à délivrer s’arrache du carcan, le brave forgeron sombre dans la piraterie. L’évolution, amorcée dès le premier film, poursuit adroitement son chemin.
Cocktail des genres

Le second Pirates des Caraïbes est fait de mariages et d’antinomies, de confluences et de contraires. Le blockbuster de Verbinski est un carrefour de notions et thématiques, au service évident de l’action et surtout de l’élargissement général. Sa conjugaison la plus flamboyante est celle des genres, qui fait miroiter les influences dans un sens commun. La Malédiction du Black Pearl mariait déjà les teintes, affublant les séquences épiques de fioritures comiques et l’aventure d’un emballage fantastique. L’horreur y pointait le bout de son nez, avec parcimonie. Les prémices d’une formule finement établie, dont les auteurs puisent allègrement le potentiel et bousculent dans ses retranchements.
L’enchevêtrement jaillit spontanément, et pour cause : les scénaristes ont sous le coude le vecteur adéquat. Un personnage principal qui déploie ruptures et conciliations pour se sauver de scènes contraignantes. Jack est le pinceau qui imprègne la toile, brasse les pigments. L’astuce est d’autant plus éblouissante qu’elle ne condamne aucunement la dramaturgie. Les scénaristes se livrent à un numéro de funambule, en lorgnant une frontière à ne pas dépasser. Combien de grosses productions sacrifient tensions et enjeux sur l’autel du comique, prêtes à détruire les fondements d’un récit pour le sourire de l’audience ? Le Secret du coffre maudit frôle l’erreur mais ne la commet jamais, s’amusant presque à repousser les limites de sa crédibilité pour l’exercice démonstratif. L’humour sert à l’occasion de tremplin libérateur, il n’est utilisé comme déclencheur scénaristique. Il provient d’un réflexe, d’une spontanéité. Un rempart psychologique derrière lequel Sparrow se terre pour fuir ses démons. Ses tirades alambiquées dissimulent la peur qui le ronge – moteur du troisième opus. En revanche, elles ne peuvent contrecarrer la sentence. La cabriole ne peut incessamment repousser l’échéance. En cela repose l’intelligence du script : un retentissant travail d’équilibriste.

Le drame est jalonné de dérision, la poursuite des héros agite des eaux romantiques et l’action dantesque fleurit dans un contexte funeste. L’agglomérat des genres brille de fluidité, où tout se croise et décroise à volonté. L’amplitude est telle qu’une seule séquence tient la capacité d’invoquer la mort et l’amour, l’angoisse et la conviction, sans que la moindre seconde nuise à la prochaine et que cette farandole ne tombe dans une violente schizophrénie. Terry Rossio et Ted Elliott manipulent leurs ingrédients avec précaution et ne prennent le risque de jeter l’ensemble dans la marmite bouillante de la facilité. La question de la durée est étudiée précautionneusement par Verbinski qui, du montage et de la mise en scène, parvient à harmoniser l’ensemble. L’émotion est certes jouée, elle passe aussi par le choix du mouvement, du découpage, sur lesquels le réalisateur s’appuie solidement pour renforcer ses actes et sublimer ses pantins hauts en couleur.
Deux termes arpentent Le Secret du coffre maudit, à la base de l’ébranlement collectif : l’espoir et la fatalité. Le récit est celui de personnages espérant fuir l’impossible, cristallisé par un rapport temporel particulier – fuir son passé, se battre pour l’avenir. Un capitaine condamné par un ancien pacte, un fils désireux de libérer son père d’une atroce malédiction, une femme qui voit ses plus beaux jours s’éteindre. Tous se débattent avec le destin, alors que l’épée de Damoclès se rapproche dramatiquement des tricornes. Ce combat insensé se déroule jusqu’aux ultimes minutes, d’une intensité palpable, heure de l’acceptation et des conséquences. De surcroît, ce jonglage permanent entre lumière et obscurité imprègne la position de l’histoire et du fantastique, du réel et de la fiction. L’intégration de variables authentiques – la Compagnie britannique des Indes orientales en est le plus bel exemple – n’est guère anodine. Elle trouve sa source dans l’intention de gonfler l’enjeu et le poids que traîne la troupe. Une institution existante, a priori, ne peut être déjouée. À moins que l’intrigue n’ait recourt à l’imaginaire, origine de poulpes gigantesques et poissons humanoïdes, auquel cas, le contraste ne serait que plus éloquent.
Technique et grandeur

La fertilité du script de Rossio et Elliott se vérifie à l’apparition des premiers cadres. Car si le papier est garni d’intentions louables et de chemins alléchants, Verbinski ne se contente d’être bercé par l’intrigue. Au contraire, il se cramponne à la barre et transforme l’entreprise en spectacle orgastique, capitaine d’une technique à toute épreuve. Le cinéaste démontre ses capacités de compositeur en façonnant des images picturales, tableaux sublimement éclairés par le ciel caribéen ou la lueur chancelante d’une bougie. La démarche soigneuse, discernable par le choix d’une lumière au rendu naturel et d’un découpage précis, permet à l’univers de Pirates des Caraïbes de se matérialiser, d’incarner davantage qu’un décor tropical. Du fracas des vagues à la simple oscillation d’un navire, les éléments débordent de part et d’autre.
Néanmoins, et malgré son application exemplaire lors de dialogues détendus, c’est par le biais du mouvement que Gore Verbinski cultive l’étincelle. Capter les gigotements compulsifs de pirates loufoques (et les restituer convenablement) n’est chose aisée. La direction entreprise vise à coller ces braves personnages pour ne jamais les lâcher, échafauder un lien consistant, jusqu’à retranscrire le vertige des acrobaties. Le metteur en scène expérimente, lors de courtes scènes, des plans rapprochés à l’extrême, au plus près du faciès effaré de l’équipage, tandis qu’il frôle une mort certaine. Un bref instant qui joint l’action trépidante à l’humour absurde, dans la pure tradition de la franchise. Cependant, le morceau de bravoure technique réside en un troisième acte improbablement fantasmagorique, qui voit ses héros explorer un territoire en ruine. La caméra fixée à une roue déchaînée, le réalisateur conçoit une séquence chorégraphique et diablement agencée, conduite par le déferlement circulaire.
La rythmique comique ingérée, Verbinski n’en oublie pas le grandiose et la majesté des légendes abordées. Scrupuleusement, le réalisateur veille à inclure ses monstres par la voie la plus percutante et réitère l’impact à chacune de leurs apparitions. Une séquence en apparence sobre s’en retrouve épiquement magnifiée – en atteste le passage musical de Davy Jones, quasi-surréaliste et hors du temps, où le thème de Hans Zimmer est littéralement pianoté par l’antagoniste. Et si le ridicule peut ponctuellement esquinter Sparrow, le metteur en scène n’a aucun mal à lui insuffler héroïsme et grandeur, affirmant son statut d’icône.

Nombre de folies visuelles sont réalisables grâce au savoir-faire rarement égalé de la société Industrial Light & Magic, créée par George Lucas lui-même pendant la préparation de La Guerre des étoiles. Les animateurs s’appliquent aux illusions de batailles navales et chimères marines, dont l’œuvre ultime demeure Davy Jones, vilain numérique de la tête aux pieds. Textures et animations sont examinées pour approcher la réalité, soutenues par la performance excentrique d’un Bill Nighy enveloppé de capteurs. D’une précision ébouriffante – culmine l’impression que la pieuvre humanoïde est tangible –, le travail d’ILM fut récompensé en 2007 par l’Académie des Oscars. Une consécration pour l’entreprise de Lucas (désormais aux mains de Walt Disney Company), qui venait d’accoucher d’un futur objet culte du septième art.
Conclusion
La soixante-dix-neuvième édition des Oscars évoqua à quatre reprises Le Secret du coffre maudit, nommé pour sa direction artistique, son montage et mixage sonore. Reconnaissance méritée pour l’opus supérieur, plus dense et fougueux que son prédécesseur, moins encombré et maniéré que le suivant. En tout point, le deuxième volet assure l’héritage, digne successeur d’une épopée romanesque, élargissant ses horizons, élevant ses mythes. Un modèle de blockbuster, calibré pour joindre la démesure du grand spectacle et une mélodieuse palette d’émotions.