Pirates des Caraïbes : Le Secret du coffre maudit, la suite aux trésors

Franchise phare de l’empire Disney, Pirates des Caraïbes porte la marque sacrée des blockbusters de l’an 2000 : un exemple de divertissement grand public qui doit notamment son grandiose à un second volet épique, catapultant la saga à son meilleur.
L’on dit que forger une suite satisfaisante est un défi parmi les plus épineux. Transcender le premier opus, réitérer ses exploits sans paraphraser, renouveler ses enjeux sans dénaturer, élargir son univers sans distordre : poursuivre l’aventure relève parfois du casse-tête, et l’on ne compte plus les licences qui s’y sont cassées les dents. C’est à cette épreuve que s’est frottée la saga Pirates des Caraïbes à l’été 2006, en ramenant le capitaine Jack Sparrow, ses bouteilles de rhum et son bagou dans les salles obscures.
Le triomphe inattendu du premier volet entraina la mise en chantier de deux volumes supplémentaires, toujours pilotés par l’américain Gore Verbinski. C’est ainsi que trois ans après avoir prit d’assaut le box-office, la presse et le cœur des spectateurs, Pirates des Caraïbes fit son retour en grande pompe avec la suite rêvée, inscrite au tableau des continuités en mesure de supplanter le film originel : Le Secret du coffre maudit.
De la suite dans les idées

Certains diront que les graines du Marvel Cinematic Universe furent plantées ici, dans l’arrangement si fonctionnel de La Malédiction du Black Pearl. Ses mécaniques parfaitement huilées, son action délirante et déchaînée, ses personnages hauts en couleur et son humeur gaillarde : avec ce premier film, Disney proposait une alternative épatante aux fresques épiques et rigoureusement sérieuses qui occupaient alors le paysage hollywoodien, où régnaient les Hobbits du Seigneur des anneaux et se répandaient les vestes en cuir de Matrix. Le blockbuster dessinait les bases d’un nouveau genre de divertissement, invoquant des références datées et de tous horizons, en mariant Chaplin (le comique de situation) à Kurosawa (le personnage de Kikuchiyo est un proto-Jack Sparrow), en ressuscitant les squelettes de Jason et les Argonautes sous les palmiers des Caraïbes. Que pouvait, après une telle réussite, proposer une suite ?
Embrasser le modèle James Bond ou Indiana Jones, avec leurs volets déconnectés, fut un moment envisagé par les scénaristes – ils expérimenteront (malheureusement) ce procédé après le départ de Verbinski – mais Ted Elliott et Terry Rossio ne purent renier la mythologie foisonnante qu’ils venaient de tisser. La romance impossible d’un forgeron et d’une princesse, un navire entouré de nombreuses malédictions, d’affreux monstres marins : autant d’éléments qui firent le sel du chapitre précédent et dont le potentiel ne fut pourtant qu’effleuré, avec lesquels tout restait à faire. L’objectif pour les auteurs est donc de bâtir, à partir de ce qui fut aperçu ou mentionné dans La Malédiction du Black Pearl, une épopée qui exploiterait au maximum les légendes, les folies et les dangers du monde de Jack Sparrow. Un opus débridé qui s’affranchirait des frontières et plongerait tête la première, au point de frôler la noyade, dans ces eaux infestées de flibustiers.
Le Secret du coffre maudit saisit ainsi l’essence de son aîné, puisant une partie conséquente de son énergie dans l’univers farfelu qu’il met en scène. Dès son ouverture, d’une pesanteur étouffante, il insémine des figures inédites et machiavéliques, celles qui contraindront nos protagonistes. Une menace omniprésente qui sera renforcée par le véritable vilain du long-métrage et probablement sa plus ébouriffante réussite : Davy Jones. Drapé d’une aura mystique, d’une puissance maléfique, Jones est une divinité, un être irréductible. Un pur monstre de cinéma recraché par l’océan qui actionne le levier de cette deuxième aventure barrée et encore plus fantastique que l’originelle. Ancrés historiquement (la Compagnie Anglaise des Indes orientales) et mythologiquement (le Kraken), ces nouveaux méchants spécifient des enjeux forts puisque autant raccordés à l’imaginaire marin qu’à notre réalité historique, et précisent l’environnement dans lequel naviguent nos héros, bien plus larges que les seuls ports caribéens et leurs douces effluves de rhum.

La présence de Jones, et toute l’inéluctabilité qu’elle suppose, impose au script une certaine dynamique. Cette suite est hantée par la notion de fuite. Si Jack pourchassait son passé dans le film précédent, en quête de son bateau bien-aimé, les rôles s’inversent ici. Ce sont ses démons d’antan qui le talonnent et le contraignent à se mouvoir tout au long du film. Beau parleur et diablement influent, le pirate entraîne avec lui ses amis, et même ses ennemis, dans une cavale rocambolesque s’étirant sur deux heures. Une effroyable prison rocailleuse, une jungle brumeuse infestée de cannibales, des rivages bordées par une mer translucide : les pions sont baladés de part et d’autre d’un gigantesque et exotique plateau de jeu. Les scénaristes refont d’ailleurs intelligemment parcourir à Will Turner un parcours identique à celui du premier opus en début de film, afin d’induire d’emblée que La Malédiction du Black Pearl n’était qu’une moindre étape dans cet immense foutoir épique.
L’agitation générale confronte le charmant trio de protagonistes à des situations inexpérimentées lors du film inaugural, fenêtre de tir adéquate pour creuser les personnages et particulièrement sur le plan relationnel. Le Secret du coffre maudit sonde les pirates (confirmés ou en devenir) par le prisme de leurs interactions, du lien qui les fédère ou fractionne le groupe. Un canal dont Jack connaît les rouages sur le bout des doigts, mais dont l’impuissance grandissante saborde les plans. Le rôle de Johnny Depp (ici à son meilleur) est enrichi d’un passé houleux. Juste assez pour que le spectateur s’imagine ses folies d’antan sans éroder l’aura mystérieuse qu’il aime lui-même enjoliver. En proie aux frayeurs que suppose la mort – une obsession qui le contaminera complètement dans Jusqu’au bout du monde –, au contact de ses compagnons, Jack Sparrow voit grandir une dichotomie intérieure : l’appel du bien et la reconnaissance qui l’accompagne culbute ses aspirations à la liberté. D’un geste similaire, le reste des archétypes s’affaisse. La demoiselle en détresse s’affranchit du carcan, le brave forgeron sombre dans la piraterie. L’évolution amorcée dans La Malédiction du Black Pearl poursuit adroitement son chemin.
Cocktail des genres

Le second Pirates des Caraïbes est fait de mariages et d’antinomies, de confluences et de contraires. Le blockbuster de Gore Verbinski est un carrefour de thématiques au service évident de l’action et de l’élargissement général. Sa conjugaison la plus éloquente est celle des genres, qui fait miroiter les influences dans un sens commun. La Malédiction du Black Pearl mariait déjà les couleurs, affublant les séquences épiques de fioritures comiques et l’aventure marine d’un emballage fantastique. L’horreur y pointait même le bout de son nez, avec parcimonie. Les prémices d’une formule finement établie, dont les auteurs puisent allègrement le potentiel et bousculent dans ses retranchements.
L’enchevêtrement se fait spontanément, et pour cause : les scénaristes ont sous le coude le vecteur idéal. Un personnage principal qui déploie ruptures et conciliations pour se sauver de scènes contraignantes. Jack est le pinceau qui imprègne leur toile. L’astuce est d’autant plus éblouissante qu’elle ne condamne aucunement la dramaturgie. L’humour n’expédie ni tension, ni enjeux, justifié par un personnage en détresse qui se sert de la blague comme d’un rempart psychologique pour fuir ses responsabilités. Les tirades alambiquées de Sparrow dissimulent la peur qui le ronge. Des remuements cocasses, imprévisibles, qui ne peuvent toutefois contrecarrer la sentence. Dans ces Caraïbes fictives, la cabriole ne peut incessamment repousser l’échéance.

Le drame est bordé de dérision, la poursuite des héros agite des eaux romantiques et l’action dantesque fleurit dans un contexte funeste. La réunion des genres brille de fluidité, où tout se croise et décroise à volonté. L’amplitude est telle qu’une seule séquence tient la capacité d’invoquer la mort et l’amour, l’angoisse et la conviction, sans que la moindre seconde nuise à la prochaine et que cette farandole ne sombre dans la schizophrénie. La question de la durée est étudiée précautionneusement par Verbinski qui, du montage et de la mise en scène, parvient à harmoniser l’ensemble. L’émotion passe certes par une troupe de comédiens endiablée, elle passe aussi par le choix du mouvement, du découpage, sur lesquels le réalisateur s’appuie solidement pour renforcer ses actes et sublimer ses marionnettes.
Deux termes arpentent Le Secret du coffre maudit, à la base de l’ébranlement collectif : l’espoir et la fatalité. Le récit est celui de personnages espérant fuir l’impossible, cristallisé par un rapport temporel particulier – fuir son passé, se battre pour l’avenir. Un capitaine condamné par un ancien pacte, un fils désireux de libérer son père d’une atroce malédiction, une femme qui voit ses plus beaux jours s’éteindre. Tous se débattent avec le destin, alors que l’épée de Damoclès se rapproche de leurs tricornes. Ce combat insensé se déroule jusqu’aux ultimes minutes, d’une intensité palpable, heure de l’acceptation et des conséquences. De surcroît, ce jonglage permanent entre lumière et obscurité imprègne la position de l’histoire et du fantastique, du réel et de la fiction. L’intégration d’ingrédients tout à fait authentiques – la Compagnie britannique des Indes orientales en est le plus bel exemple – n’est guère anodine. Elle trouve sa source dans l’intention de gonfler l’enjeu et le poids que traîne la troupe. Une institution existante, a priori, ne peut être déjouée. À moins que l’intrigue n’ait recourt à l’imaginaire, l’origine de poulpes gigantesques et poissons humanoïdes.
Technique et grandeur

La fertilité du script de Rossio et Elliott se vérifie à l’apparition des premiers cadres. Car si le texte est farci d’intentions louables et de chemins séduisants, Verbinski ne se contente de mettre en image l’intrigue. Au contraire, il se cramponne à la barre et transforme l’entreprise en spectacle orgastique, capitaine d’une technique à toute épreuve. Il démontre ses capacités de compositeur en façonnant des plans picturaux, des tableaux sublimement éclairés par le ciel caribéen ou la lueur chancelante d’une bougie. Cette démarche scrupuleuse, discernable par le choix d’une lumière au rendu naturel et d’un découpage précis, permet à l’univers de Pirates des Caraïbes de se matérialiser, d’incarner davantage qu’un décor tropical. Du fracas des vagues à la simple oscillation d’un navire, les éléments débordent de part et d’autre.
Néanmoins, et malgré son application exemplaire lors de dialogues détendus, c’est par le biais du mouvement que Gore Verbinski cultive l’étincelle. Capter les débordements compulsifs de pirates loufoques (et les restituer convenablement) n’est chose aisée. La direction entreprise vise à coller ces braves personnages pour ne jamais les lâcher, échafauder un lien cons(is)tant, jusqu’à retranscrire le vertige des acrobaties. Le metteur en scène expérimente, lors de courtes scènes, des plans rapprochés à l’extrême, au plus près du faciès effaré de l’équipage, comme aurait pu le faire Terry Gilliam. Un bref instant qui fait le pont de l’action trépidante à l’humour absurde, dans la pure tradition de la franchise. Cependant, le grand morceau de bravoure réside en un troisième acte improbablement fantasmagorique qui voit ses héros explorer un territoire en ruine. La caméra fixée à une roue déchaînée, le réalisateur conçoit une séquence chorégraphique conduite par le geste circulaire.

La rythmique comique ingérée, Verbinski n’en oublie pas le grandiose et la majesté des légendes abordées. Le réalisateur veille à inclure ses monstres par la voie la plus percutante et réitère l’exploit à chacune de leurs apparitions. Une séquence en apparence sobre s’en retrouve sublimée de manière épique – en atteste le passage musical de Davy Jones, surréaliste et hors du temps, où le thème de Hans Zimmer est littéralement pianoté par l’antagoniste. Et si le ridicule peut ponctuellement esquinter Sparrow, le metteur en scène n’a aucun mal à lui insuffler héroïsme et grandeur, affirmant son statut d’icône.
Nombre de folies visuelles sont réalisables grâce au savoir-faire rarement égalé de la société Industrial Light & Magic, créée par George Lucas lui-même pendant la préparation de La Guerre des étoiles. Les animateurs s’appliquent aux illusions de batailles navales et chimères marines, dont l’œuvre ultime demeure Davy Jones, vilain numérique de la tête aux pieds. Textures et animations sont examinées pour approcher la réalité, soutenues par la performance excentrique d’un Bill Nighy enveloppé de capteurs. D’une précision ébouriffante – culmine l’impression que la pieuvre humanoïde est tangible –, le travail d’ILM fut récompensé en 2007 par l’Académie des Oscars. Une consécration pour l’entreprise de Lucas (désormais aux mains de Walt Disney Company), qui venait d’accoucher d’un futur objet culte du septième art.