Zodiac, vérités obsessionnelles

Connu pour son perfectionnisme maladif et la précision de sa caméra, David Fincher s’est penché plus d’une fois sur des histoires révélant le mal humain, mais aussi son désespoir. Parmi elles, le passionnant Zodiac.
Sa carrière s’est construite en réaction à ses déboires avec les studios, dont il a subi les pressions sur le tournage de son premier film, le mal-aimé Alien³. Depuis, l’américain David Fincher s’est distingué par une approche acrimonieuse et incisive, l’œil braqué sur les vices de l’hommes, leur peine et le débordement général. Sa méthodologie et sa rigueur crèvent l’écran au long de son sixième film, Zodiac. Présenté au Festival de Cannes et faisant suite à un hiatus de cinq ans, le long-métrage retrace l’enquête portée sur le tueur éponyme qui opéra durant une décennie.
Basé sur les livres populaires de Robert Graysmith, lui même au cœur du scénario, l’intrigue se place du côté des enquêteurs, forces de l’ordre et journalistes, acteurs ou spectateurs de l’affaire, qui se sont confrontés au mystère du Zodiac. Fincher explore l’un de ses thèmes chéris, l’obsession, ici développée comme un virus contaminant la société de l’époque, fascinée par l’énigme et la vérité. Zodiac fait donc un objet idéal pour déceler les engrenages du cinéma fincherien.
Un travail minutieux

À l’origine, un souvenir d’enfance. David Fincher était encore un gamin quand le meurtrier entamait ses activités funestes. Un monstre bien réel, cousin du croquemitaine pour lui et ses camarades, alors tétanisés à l’idée de sortir de chez eux. L’angoisse épidémique et l’énigme analogue de ses jeunes années hantèrent Fincher un long moment, avant que celui-ci ne mette cette expérience traumatique au service de son art. S’attaquer à Zodiac est un moyen pour lui d’exorciser ses vieux cauchemars. Perfectionniste de l’extrême lancé dans une reconstitution totale, non moins obsédé que ceux qui passe devant ses focales, le cinéaste s’attèle à un travail de recherches pharaoniques.
Outre les deux ouvrages de Robert Graysmith, trois décennies de documents – l’équivalent de dix-mille pages de rapports – attendent d’être décortiquées. Dix-huit mois seront nécessaires à la production pour éplucher précautionneusement, rencontrer témoins, suspects et policiers. Pour toucher au réel, impérativement. Fincher renonce au romantisme et toute idée d’artificialité scénaristique. Le cinéaste pioche éléments et protagonistes réels – l’auteur des livres, notamment, ainsi que les policiers Dave Toschi et Bill Armstrong – et se refuse à placer le tueur au centre du long-métrage, privilégiant l’enquête et ses conséquences. De la même intention découle le parti pris de n’illustrer que les meurtres disposant de témoins et survivants, annihilant le moindre doute sur la véracité de ce qui est exposé et réduisant drastiquement toute option spectaculaire. L’artiste aux pulsions adolescentes (Fight Club les cristallise) atteint une maturité troublante via l’économie de subterfuges.
Ainsi Zodiac expose, avec une précision chirurgicale, ces hommes et leur débat avec la vérité au travers d’une succession de dates, événements et rebondissements tenant en haleine le pays – et le spectateur, actif malgré lui. Difficile de réfuter le versant documentaire de l’œuvre, faisant de celle-ci un curieux exercice narratif. Du reportage, le film s’en rapproche à bien des égards, juxtaposant les tenants de l’enquête dans un ordre scrupuleusement linéaire. Mais prétendre qu’il ne brille qu’au travers de son énumération mathématique serait négliger la place du metteur en scène et sa maîtrise implacable des cadres.

L’esthétique a son importance, chez l’esthète Fincher. Sa minutie intraitable – duquel sont nées de nombreuses et croustillantes anecdotes – et le soin obsessionnel apporté à la photographie en font un plasticien parmi les plus identifiables et admirables de sa génération, l’un de ces réalisateurs que l’on cite expressément pour leur science de l’image. Ici, l’exigence technique et l’écrin dans lequel est glissé le thriller le tire du moule documentaire, comme si Zodiac compensait ses données véridiques par le sublime, quasi-fantastique du fait de sa précision, de la mise en scène. La narration méthodique se lie ainsi intimement à l’habillage du film.
La Californie se distingue en perspectives écrasantes et symétries vertigineuses, imbibées de ses éclats jaunâtres et reflets bleutés – deux teintes en perpétuelle confrontation. Ce choix de couleurs appuie les constantes du scénario : le jaune est symbole de foi (et de folie), le bleu de vérité. Deux notions qui harassent les acteurs de l’enquête, les submergent jusqu’à l’aliénation. La méticulosité s’applique également aux effets spéciaux numériques, concentrés sur les décors et indiscernables. Attaché aux trucages de synthèse, qui lui permettent des acrobaties impossibles, Fincher ne se livre nullement au spectacle gratuit et ostentatoire. L’usage du numérique lui permet un contrôle absolu de l’image, qu’il peut ainsi modeler selon son œil pointu, mais c’est aussi une articulation directe de son récit : qu’en est-il du vrai, du faux, comment l’harmoniser au sein d’un même plan ? Fincher et son talentueux chef opérateur s’adonnent à une constitution implacable, en liant le tangible à l’indéchiffrable.
Le temps

Si le long-métrage appartient a fortiori aux genres du polar et du thriller, comme souvent chez Fincher, le film déborde des cases. Et bien que sa construction, son ton ou son sujet laissent deviner que le réalisateur renoue avec le suspens, il délivre ici davantage qu’une enquête à élucider : Zodiac est un drame, une fresque consacrée au temps.
Journalistes et inspecteurs étudient crimes et indices autant que le cinéaste anatomise ses personnages. Des individus enclins à l’obsession et l’aliénation (thèmes chers au producteur de Mindhunter), livrés à une bataille acharnée contre le criminel, certes, mais également l’immuable. Les heures, jours, mois et années qui passent et désagrègent pistes et courage. Le rythme atypique du film, jalonné d’ellipses – parfois terriblement conséquentes – rend la course entraînante, tout en attestant du temps passé, perdu et irrécupérable. Ainsi, la cadence se maintient jusqu’au terme du récit (d’une durée de deux heures et demie), et assiste le mariage stupéfiant d’un enchaînement succin de rebondissements et d’une désillusion, d’une lassitude contagieuse qui gangrène les recherches. Et quand l’information survient, elle n’est accompagnée de joie ou satisfaction. Elle sert au contraire de témoin quant à la difficulté de la mission, au pouvoir indéfectible de l’âge.
Zodiac met en relief les possibles et impossibles du présent et du passé. Qu’offrent les lendemains si ce n’est plus d’heures pour combler les pertes d’hier ? Le temps qu’arrache le tueur, celui après lequel courent les enquêteurs. Celui qui file, efface ou obstine. Fincher n’accorde nul répit, et renforce la fixité des faits en répudiant flashbacks et autres formes de retour en arrière. Un film inéluctable.
La place de la fiction

Le long-métrage ne laisse que peu transparaître l’influence de l’affaire sur la population, préférant capter l’agitation des autorités et institutions – une décision qui permet de conserver le rythme et de ne jamais quitter des yeux les protagonistes. Pourtant, plusieurs indices de l’ébullition sociétale sont disséminés dans l’œuvre, et le plus imposant survient lors d’une scène significative : l’instant où les termes de fiction et réalité se fondent l’un dans l’autre. Pour orchestrer cette torsion, le scénario use d’une mise en abyme aussi frontale que subtile.
Peu de lieux sauraient être plus éloquents que la salle de cinéma pour retranscrire l’attrait du grand public pour l’affaire. Fincher incruste sa caméra lors d’une projection de L’Inspecteur Harry, directement inspiré par l’affaire Zodiaque (qui bat son plein). Les personnages sont alors placés devant leur propre fiction, un reflet romancé de leur situation. Et ce qui pourrait n’être qu’un clin d’œil au cinéma préféré de Fincher ou un énième détail de reconstitution révèle en réalité l’attention de la populace pour le meurtrier. Non seulement la salle est comble, mais la simple existence de L’Inspecteur Harry atteste de l’intérêt prononcé de l’Amérique pour le récit glauque, qu’elle suit comme un feuilleton, adaptant à l’écran l’histoire avant même sa conclusion réelle. La finalité de la scène ajoute à cela une pointe de cynisme, amenant un des protagonistes à rapporter l’issue du film à un autre, une information rendue vitale pour ceux qui courent sans relâche après la solution. Pour que la boucle soit bouclée.
Le geste n’est que davantage consolidé par le choix des protagonistes et la fonction que va leur attribuer le scénario. L’innocence, la naïveté et le tourment de Robert Graysmith (interprété par Jake Gyllenhaal) en font un réceptacle parfait pour le spectateur, qui peut sans peine se projeter à place d’un dessinateur ébahi par l’enquête. Invisible aux yeux des décisionnaires (rédacteurs et enquêteurs), Graysmith suit les rebondissements attentivement, aussi exalté qu’interrogé par la signification des signes. Ses yeux sont les nôtres, qui s’immiscent dans les chambres de discussions, « fouine » (ce qu’on lui reproche sarcastiquement) et attendent une réponse. L’allégorie n’en est que plus probante quand l’autorité abandonne et que le journaliste prend les rênes de l’histoire, décide de mener ses propres recherches et théories. Tel le spectateur qui, désireux de connaître l’issue, théorise lui-même autour des pièces manquantes. Graysmith est obnubilé par sa nouvelle quête, sa nouvelle et véritable raison d’exister. Une irrationalité qui le pousse à nier les réponses d’un témoin, abdiquer sa vie privée et façonner sa version personnelle des faits, et n’en être que plus dépossédé quand celle-ci part en lambeaux. Alors, à la sortie de la salle de cinéma, percevoir le personnage informer un collègue de la conclusion suggère un soupçon d’ironie – dialogue amusant puisque prémonitoire, Graysmith étant celui qui achève officieusement l’enquête et Toschi, qui s’est échappé de la salle, celui qui abandonnera les recherches quelques années plus tard.

Le poids du septième art se fait également (et curieusement) ressentir chez le monstre, dont la représentation et l’influence cinématographique constitue une pièce du puzzle. Les seules fois où Fincher se risque à rompre son aplomb réaliste se manifestent dans l’iconographie du tueur, silhouette de l’ombre au visage invisible ou meurtrier masqué (l’accoutrement tire bizarrement vers le super-héros de comic books). Le mal lui-même est d’ailleurs une victime de la fiction, épris du film américain de Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, Les Chasses du comte Zaroff, ne dissimulant son fantasme de voir un long-métrage à sa gloire. Le voilà servi.
Douze ans avant Zodiac, David Fincher taquinait déjà du tueur en série. Épaulé par un duo d’acteurs impeccables dans leur costume d’enquêteurs, il livrait un polar glaçant et complètement fictif du nom de Seven dans lequel un tordu saignait ses victimes selon les sept péchés capitaux. Le réalisateur croquait en avance le rapport pervers entre le public et le mystère, qui comme Brad Pitt ne pouvait résister à la tentation de connaître le contenu de la boite, et présentait un tueur en série priant qu’on se souvienne de lui. Les graines de son sixième film furent plantées.
Conclusion
Zodiac concentre les variables primordiales du cinéma fincherien, alliant un perfectionnisme inconditionnel à des thématiques puissantes et caustiques. Le long-métrage, plus qu’un thriller rondement exécuté, porte en lui l’inéluctabilité du temps et le magnétisme du mystère, en faisant une pièce pleinement imbriquée dans la filmographie du metteur en scène. Son dernier film en date, Gone Girl, sorti sept ans plus tard, y piochera sa compréhension de l’audience, faisant du mari maladroit le nouveau Zodiaque, cible d’une obsession médiatique exceptionnelle et ô combien anxiogène.