Zodiac, vérités obsessionnelles

Fermement attendu à la réalisation de son prochain film, dont la sortie sera exclusive à la plateforme Netflix, David Fincher s’est jusque-là distingué par une approche acrimonieuse et incisive, un œil aigu braqué sur les vices, la peine, le débordement. Si sa carrière a échappé au formatage et à l’uniformité, comme une réaction aux déboires que constituent ses débuts derrière la caméra (avec le mal-aimé Alien 3), celle-ci s’identifie néanmoins au moindre coup d’œil grâce à une méthodologie consciencieuse. Son sixième long-métrage en est une preuve formelle.
Déserteur des salles de cinéma depuis l’adaptation du best-seller Gone Girl, l’homme derrière Seven s’est risqué à des histoires atypiques, faites de rounds schizophrènes, vieillissement inversé et biopic de milliardaire précoce. À leurs côtés, Zodiac, thriller imprégné de préoccupations et symptômes fincheriens, objet filmique idéal pour déceler l’application rigoureuse du metteur en scène.
Zodiac, ça raconte quoi ?

Sorti en 2007, présenté en compétition officielle au Festival de Cannes la même année et faisant suite à un hiatus de cinq ans, Zodiac retrace l’enquête portée sur le tueur en série américain du même nom qui opéra dans les années 1960 et 1970. Grandement inspiré par l’affaire, le scénariste James Vanderbilt rédige un scénario dédié à cette dernière, basé sur les livres réputés de Robert Graysmith – acteur essentiel de cette chronique.
Le long-métrage, sixième signé David Fincher, dépeint les enquêtes parallèles autour du mystérieux criminel, officielles et officieuses, croisant les (vaines) recherches journalistiques et policières. L’affaire, qui explose en phénomène culturel au fil des années, affecte peu à peu chaque investigateur, repoussé dans ses retranchements, sa quête de vérité en proie aux retournements malencontreux et doutes emmêlés.
Un travail minutieux

À l’origine, un souvenir d’enfance. David Fincher était encore un gamin quand le meurtrier entamait sa sinistre carrière. Un monstre bien réel, cousin du croquemitaine pour ses camarades, tétanisés à l’idée de sortir de chez eux. L’angoisse épidémique et l’énigme analogue de ses jeunes années hantèrent Fincher un long moment, avant que celui-ci ne mette cette expérience traumatique au service de son art. S’attaquer à Zodiac est un moyen d’exorciser ses cauchemars. Perfectionniste de l’extrême lancé dans une reconstitution totale, non moins obsédé que ceux qu’il passe à la loupe, le cinéaste ne peut compter que sur sa seule mémoire. Un travail de recherches pharaoniques l’attend, lui et ses équipes.
Outre les deux ouvrages de Robert Graysmith, trois décennies de documents – l’équivalent de dix-mille pages de rapports – attendent d’être décortiquées. Dix-huit mois seront nécessaires à la production pour éplucher précautionneusement, rencontrer témoins, suspects et policiers. Pour toucher au réel, impérativement. Fincher renonce au romantisme et toute idée d’artificialité scénaristique. Le cinéaste pioche éléments et protagonistes réels – l’auteur des livres, notamment, ainsi que les policiers Dave Toschi et Bill Armstrong – et se refuse à placer le tueur au centre du long-métrage, privilégiant l’enquête et ses conséquences. De la même intention découle le parti pris de n’illustrer que les meurtres disposant de témoins et survivants, annihilant le moindre doute sur la véracité de ce qui est exposé et réduisant drastiquement toute option spectaculaire. L’artiste aux pulsions adolescentes (Fight Club les cristallise) atteint une maturité troublante via l’économie de subterfuges.
Ainsi Zodiac expose, avec une précision chirurgicale, ces hommes et leur débat avec la vérité au travers d’une succession de dates, événements et rebondissements tenant en haleine le pays – et le spectateur, actif malgré lui. Difficile de réfuter le versant documentarisé de l’œuvre, faisant de celle-ci un curieux exercice narratif. Du reportage, le film s’en rapproche à bien des égards, juxtaposant les tenants de l’enquête dans un ordre scrupuleusement linéaire. Mais prétendre qu’il ne brille qu’au travers de son énumération mathématique serait négliger la place du metteur en scène et sa maîtrise implacable des cadres.

L’esthétique est une molécule substantielle à l’équation fincherienne. Son perfectionnisme intraitable – duquel sont nées de nombreuses et croustillantes anecdotes – et le soin obsessionnel apporté à la photographie en font un authentique esthète, artiste visuel émérite et démarqué de ses pairs. Cette exigence technique – qui frôle la maniaquerie – extrait Zodiac du moule documentaire et lui confère un habillage sublimement cinématographique. La mise en scène se lie intimement à la narration méthodique, abolissant les hasards et s’exécutant via une efficacité irrécusable. Maestria.
La Californie se distingue en perspectives écrasantes et symétries vertigineuses, imbibées de ses éclats jaunâtres et reflets bleutés – deux teintes invariablement confrontées. Ce choix de couleurs, élaboré consciemment, appuie les constantes du scénario : le jaune est symbole de foi (et de folie), le bleu de vérité. Deux notions qui harassent les acteurs de l’enquête, les submergent selon l’aliénation. La méticulosité s’applique également aux effets spéciaux numériques, concentrés sur les décors, et indiscernables. Attaché aux trucages numériques, qui lui permettent des acrobaties impossibles, Fincher ne se livre nullement au spectacle gratuit et ostentatoire. L’usage du numérique lui permet un contrôle absolu de l’image, qu’il peut ainsi modeler selon son œil pointu, mais c’est aussi une articulation directe de son récit : qu’en est-il du vrai, du faux, comment l’harmoniser au sein d’un même plan ? Fincher et son talentueux chef opérateur s’adonnent à une constitution implacable, en liant le tangible à l’indéchiffrable.
Le temps

Si le long-métrage appartient formellement au genre du thriller – notablement associé à son réalisateur –, le film ne tient dans cette case rigide. Il en déborde régulièrement. Et bien que sa construction, son ton ou son sujet laisse deviner que Fincher renoue avec le suspens, il délivre ici davantage qu’une enquête à élucider : Zodiac est un drame, une fresque consacrée au temps.
Journalistes et inspecteurs étudient crimes et indices autant que le cinéaste anatomise ses personnages. Des individus enclins à l’obsession et l’aliénation (thèmes chers au producteur de Mindhunter), livrés à une bataille acharnée contre le criminel, certes, mais également l’immuable. Les heures, jours, mois et années qui passent et désagrègent pistes et courage. Le rythme atypique du film, jalonné d’ellipses – parfois terriblement conséquentes – rend la course entraînante, tout en attestant du temps passé, perdu et irrécupérable. Ainsi, la cadence se maintient jusqu’au terme du récit (d’une durée de deux heures et demie), et assiste le mariage stupéfiant d’un enchaînement succin de rebondissements et d’une désillusion, d’une lassitude contagieuse qui gangrène les recherches. Et quand l’information survient, elle n’est accompagnée de joie ou satisfaction. Elle sert au contraire de témoin quant à la difficulté de la mission, au pouvoir indéfectible de l’âge.
Zodiac met en relief les possibles et impossibles du présent et du passé. Qu’offrent les lendemains si ce n’est plus d’heures pour combler les pertes d’hier ? Le temps qu’arrache le tueur, celui après lequel courent les enquêteurs. Celui qui file, efface ou obstine. Fincher n’accorde nul répit, et renforce la fixité des faits en répudiant flashbacks et autres formes de retour en arrière. Inéluctable.
La place de la fiction

Il faut reconnaître que Fincher, accusé pour son acerbité maladive, donne du grain à moudre à ceux qui le détestent (ou aiment le détester), ne se privant aucunement d’égratigner la société et ses mœurs. Zodiac emprunte naturellement cette voie, axé sur la fascination et penchants malsains qu’engendre l’intrigue et le mystère.
Le long-métrage ne laisse que peu transparaître l’influence de l’affaire sur la population, préférant capter l’agitation des autorités et institutions – une décision qui permet de conserver le rythme et de ne jamais quitter des yeux les protagonistes. Pourtant, plusieurs indices de l’ébullition sociétale sont disséminés dans l’œuvre, et le plus imposant survient lors d’une scène significative : l’instant où les termes de fiction et réalité se confondent. Pour orchestrer cette torsion, le scénario use d’une mise en abyme aussi frontale que subtile.
Peu de lieux sauraient être plus éloquents que la salle de cinéma pour retranscrire l’attrait du grand public. Fincher incruste sa caméra lors d’une projection de L’Inspecteur Harry, directement inspiré par l’affaire Zodiaque (qui bat son plein). La fiction admire sa propre fiction, placée face à son pendant romancé – comportant un Clint Eastwood au sommet de son art. Ce qui pourrait n’être qu’un futile clin d’œil, intégrant la reconstitution millimétrée, révèle l’attention du public pour le meurtrier. Non seulement la salle est comble – l’audience suit l’affaire comme un feuilleton –, mais la simple existence de L’Inspecteur Harry atteste de l’intérêt prononcé de l’Amérique pour le récit glauque, adaptant l’histoire avant même sa conclusion réelle. La finalité de la scène aiguise la réflexion, amenant un personnage à en rejoindre un autre et rapportant l’issue du film, une information ici rendue quasi-vitale. Pour qu’enfin, la boucle soit bouclée.
Le geste n’est que davantage consolidé par le choix des protagonistes et la fonction que va leur attribuer le scénario. L’innocence, la naïveté et le tourment de Robert Graysmith (interprété par Jake Gyllenhaal) en font un réceptacle parfait pour le spectateur, qui peut sans peine se projeter à place d’un dessinateur ébahi par l’enquête. Quasi-invisible aux yeux des décisionnaires – rédacteurs et enquêteurs –, Graysmith suit les rebondissements attentivement, aussi exalté qu’interrogé par la signification des signes. Ses yeux sont les nôtres, qui s’immiscent dans les chambres de discussions, « fouine » (ce qu’on lui reproche sarcastiquement) et attendent la solution. L’allégorie n’en est que plus probante quand l’autorité abandonne et que le journaliste prend les rênes de l’histoire, décide de mener ses propres recherches et théories. Tel le spectateur qui, désireux de connaître l’issue, échafaude lui-même les pièces manquantes. Graysmith est obnubilé par sa nouvelle quête, sa véritable raison d’exister. Irrationalité qui le pousse à nier les réponses d’un témoin, abdiquer sa vie privée et façonner sa version personnelle des faits, et n’en être que plus dépossédé quand celle-ci part en lambeaux. Alors, à la sortie de la salle de cinéma, percevoir le personnage informer un collègue de la conclusion suggère un soupçon d’ironie – dialogue amusant puisque prémonitoire, Graysmith étant celui qui achève officieusement l’enquête et Toschi, échappé de la salle, abandonnant les recherches quelques années plus tard.

Le poids du septième art se fait également – et curieusement – ressentir chez le monstre, dont la représentation et l’influence cinématographique constitue une pièce du puzzle. Les seules fois où Fincher se risque à rompre son aplomb réaliste se manifestent dans l’iconographie du tueur, silhouette de l’ombre au visage invisible ou meurtrier masqué (l’accoutrement tire bizarrement vers le super-héros de comic books). Le mal lui-même est d’ailleurs une victime de la fiction, épris du film américain de Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, Les Chasses du comte Zaroff, ne dissimulant son fantasme de voir un long-métrage à sa gloire. Le voilà servi.
Douze ans avant Zodiac, David Fincher taquinait déjà un tueur en série. Épaulé par un duo d’acteurs impeccables, il proposait un polar glaçant et complètement fictif du nom de Seven. Une expérience qui réconcilia le réalisateur avec Hollywood (il gardait un souvenir douloureux de Alien³) et lui permit autant de façonner son œuvre – au sens large – que de saisir le rapport pervers qu’entretient le public (et par extension, l’homme) avec le mystère. Resurgit l’image d’un Brad Pitt dévasté, n’ayant résisté à la tentation de connaître la solution.
Conclusion
Zodiac concentre les variables primordiales du cinéma fincherien, alliant un perfectionnisme inconditionnel à des thématiques puissantes – et caustiques. Le long-métrage, plus qu’un thriller rondement exécuté, porte en lui l’inéluctabilité du temps et le magnétisme du mystère, en faisant une pièce pleinement imbriquée dans la filmographie du metteur en scène. Son dernier film en date, Gone Girl, sorti sept ans plus tard, y piochera sa compréhension de l’audience, faisant du mari maladroit le nouveau Zodiaque, cible d’une obsession médiatique exceptionnelle et ô combien anxiogène.