The Killer, tueur de l’intérieur [Critique]

Pour Netflix, David Fincher adapte une histoire de vengeance classique en l’insérant dans son cinéma méticuleux et paranoïaque.
Après un désastre évité de justesse, un tueur se bat contre ses employeurs et lui-même, dans une mission punitive à travers le monde qui n’a soi-disant rien de personnel.
Pendant que ses confrères débattent encore de la légitimité du cinéma streaming et des catalogues numériques, David Fincher s’est fait l’un de leurs représentants les plus actifs. À vrai dire, son contrat d’exclusivité avec Netflix passerait presque pour du militantisme. Suite à son attachement à la plateforme, Fincher a non seulement couvé trois de ses meilleurs programmes sériels (House of Cards, Mindhunter et Love, Death and Robots), mais il est également repassé au format long après un hiatus de six ans pour le (très) personnel Mank, lui aussi réservé au petit écran. Tel le protagoniste de son nouveau film, The Killer, le metteur en scène est devenu un exécutant haut de gamme, un spécialiste en mission, réduit à ce qu’il fait de mieux. Pour l’un, l’assassinat millimétré ; pour l’autre, le thriller racé. Les choses se corsent toutefois rapidement pour le premier. Après avoir raté sa cible, et donc manqué à son contrat, l’assassin apprend que ses employeurs ont agressé sa petite-amie, faute d’être tombé sur lui. Un gros grain de sable dans l’engrenage. Mais avant que le spectateur ne puisse mesurer l’étendue des dégâts, Fincher prend son temps. C’est bien la première fois. En préambule, la voix-off du tueur décrit sa rigoureuse méthodologie : installé dans un bureau parisien inoccupé, l’œil fixé sur l’hôtel d’en face, il s’est fait à l’ennui imposé par sa profession. Ses mouvements sont pesés, ses sorties chronométrées, son quotidien réglé comme une horloge. Rien ne déborde, si ce n’est cette femme qui pénètre dans le cadre et le fait flancher au moment d’appuyer sur la détente. Si l’introduction se veut si traînante – elle s’étire sur une vingtaine de minutes –, mini-remake morne de Fenêtre sur cour capté par la lunette d’un fusil, c’est que le réalisateur insiste sur l’essentiel : depuis sa hauteur, d’où il brosse le monde et son déroulement, le protagoniste argumente verbalement sa déconnexion du commun des mortels, vante sa compréhension du système capitaliste, pour en fait se fondre dans la masse. The Killer est le film d’un mensonge, rebattu par le personnage mais contredit par ses gestes, et que la vengeance hautement personnelle fragilise jusqu’au tout dernier photogramme, extraordinaire.
Dans Fight Club, son long-métrage le plus enragé, David Fincher s’immergeait parmi les révolutionnaires, des gars qui fantasmaient l’anarchie, la fin de la société moderne. Vingt ans plus tard, le cinéaste met à jour ses héros. Celui de The Killer croque les hamburgers de McDonald’s, commande ses outils sur Amazon, se sert des livraisons Uber Eats pour traquer ses proies, écoute les Smiths et prend l’avion à la volée, non sans dépeindre ses actions (par voix-off, toujours) cyniquement, et le spectacle vire à la comédie noire : les marginaux d’hier ont intégré l’empire consumériste, portent des fringues de vacancier et polluent, énormément. Michael Fassbender, coutumier des rôles robotiques, laisse passer ce paradoxe sociologique sur son visage impassible et le valorise par le travestissement de sa démarche. Ses réflexions intérieures monotones, comme le souhait répété de devenir une machine, contredisent ses yeux et son corps, bousculé par une violente bagarre et dont les séquelles physiques brisent la façade banale. Tandis que les contradictions du tueur se veulent de plus en plus voyantes, le film regagne la célérité habituelle du cinéma fincherien, le montage s’accélère, le découpage s’affûte, mais The Killer n’est pas aussi aigre que ses aînés. Il y a là également l’idée d’une standardisation, à l’image de la photographie impeccable d’Erik Messerschmidt, jaunâtre et contrastée, cependant moins agressive que sur le précédent Mank – lui pur objet de sophistication. Non pas que David Fincher ait revu sa technique à la baisse, lui, le perfectionniste maladif qui truque sans qu’on l’y prenne. Le metteur en scène tend plutôt à coordonner le fond et la forme, délivrant ici son opus le plus frontal. Un thriller dépouillé, anormalement calme, au périmètre international (la vengeance s’assouvit aux quatre coins du globe) et qui trouve sa place dans une filmographie comptant préalablement The Social Network, une œuvre de réseaux et de flux aussi, prenant le pouls d’un monde déshumanisé dans lequel les insurgés ont choisi de conduire leur révolution en se fondant à ce dernier.