Killers of the Flower Moon, western empoisonné [Critique]

Martin Scorsese réunit Leonardo DiCaprio et Robert De Niro pour Killers of the Flower Moon, son premier western. Un long-métrage hypnotique et insidieux.
Dans les années 1920, plusieurs membres de la tribu amérindienne des Osages, dans le comté d’Osage en Oklahoma, sont assassinés après avoir trouvé du pétrole sur leurs terres.
Le western, Martin Scorsese l’a souvent émulé au travers de sa longue et prestigieuse filmographie. Les gangsters de ses longs-métrages en attestent : caractériels, accros à la gâchette, ne répondant qu’à leurs propres codes, ces cow-boys des seventies ont simplement échangé leurs chapeaux contre des costumes trois pièces, leurs chevaux contre des engins motorisés. Le maestro Scorsese, l’un des derniers monstres sacrés du septième art, aura toutefois attendu de souffler ses quatre-vingt bougies pour concrètement franchir le cap. Avec Killer of the Flower Moon, il met en boite son premier vrai film de cow-boy. Un événement – artistique pour le metteur en scène, historique pour la sphère cinéphile – qui tient fortement du précédent The Irishman. Financé de la même façon (par les boites de streaming), d’une durée similaire (plus de trois heures de bobine) et motivé par une ambition toute aussi noble (relater un pan de l’histoire américaine), ce vingt-septième film diffère néanmoins de par le ton adopté. À l’évidence, Scorsese aurait pu, en adaptant le roman à succès de David Grann, remanier la tragédie des Indiens Osages en opéra criminel baroque, verser ce drame méconnu (ou sciemment oublié) dans le moule des Affranchis, mais le réalisateur n’en est plus là. Depuis Silence, son style a muté, et son refus d’un récit fulgurant, voire mafieux – alors que la matière est abondante, entre assassinats multiples et enquête judiciaire –, ne pourrait être plus clair : cette grammaire passionne aujourd’hui moins le metteur en scène que l’éclairage des racines pourries de l’Amérique, souvent thème d’arrière-plan chez lui et qui électrise ici le long-métrage. Dire que Scorsese a complètement réformé son cinéma serait toutefois grossir le trait. Killers of the Flower Moon est imbibé de violence comme les autres chants scorsesiens, mais la sienne est insidieuse, sournoise, répandue au compte-gouttes. Dans ce coin de l’Oklahoma, d’où les amérindiens ont fait fortune grâce à l’or noir, il y a bien des bagarres et des coups de feu, mais ce sont les mariages qui assassinent, la mort est intime. Le cinéaste fait tout partir de là : la proximité du couple, l’intérieur d’une chambre, où se chevauchent – et se dévorent – les civilisations, ou comment la nation s’est construite par des victoires trompeuses.
Les luttes sourdes qui intéressent ici Martin Scorsese sont celles qui perturbent Ernest Burkhart, soldat naïf pris dans les mécaniques d’une entreprise d’appropriation et d’anéantissement sur laquelle il n’a le moindre contrôle. Embauché par son oncle richissime (diabolique Robert De Niro), chez qui il crèche pour se remplir les poches, ce péquenaud dont le tempérament confine à l’idiotie abreuve l’idée d’un déraillement historique, l’un de ces moments où l’argent, la terre et pourquoi pas le pétrole ont souillé l’idéal américain – c’était aussi le cœur du chef d’œuvre There Will Be Blood. La tournure tragique, Killers of the Flower Moon la réserve cependant à son épouse indienne, Mollie Kyle, empoisonnée comme ses sœurs avant elle et bientôt réduite à une longue agonie. La narration se cale sur cette mort à petit feu, cette lente décomposition du couple, de la famille, des vertus du pays, et Scorsese retrouve le tempo de ces tout derniers ouvrages. Des films-fleuves embrassant leur durée conséquente, au rythme hypnotique, imposant un exercice nouveau à sa monteuse Thelma Schoonmaker, qui articule les séquences d’un fait divers noir et difficile avec une justesse incomparable. Mais surtout, ces trois heures de spectacle, qui inspirent au metteur en scène une lecture contemporaine du divertissement et une réalisation plus délicate, offrent une sacrée vitrine à ses comédiens. Scorsese se résout enfin à employer simultanément ses deux acteurs fétiches, mais accomplit l’exploit de les faire disparaître lorsqu’il pose sa caméra sur Lily Gladstone. Leonardo DiCaprio se débat pourtant autant qu’il le peut : perclus de tics, méconnaissable avec sa dégaine de cow-boy mal peigné, l’acteur oscarisé sert une performance à la hauteur de sa métamorphose physique, mais n’existe plus quand il partage le cadre avec sa partenaire, connue elle pour ses rôles chez Kelly Reichardt. Il s’agit peut-être là du rôle féminin le plus beau et émouvant du cinéma scorsesien depuis un long moment, peut-être toujours. Preuve que Martin Scorsese, loin d’avoir dit son dernier mot, a conservé son flair pour les bonnes histoires et son talent pour les traduire en leçon de septième art.