Titane, de rouille et d’os [Critique]

Remarqué lors du dernier festival de Cannes, vainqueur de la sainte Palme d’or, Titane ouvre la porte aux monstres du cinéma français, non sans quelques déraillements scénaristiques.
Vincent, pompier à la dérive, attend déraisonnablement le retour de son fils disparu depuis dix ans. Après une série de crimes inexpliqués, il croise la route d’Alexia, danseuse dans un club de tuning automobile.
« Merci de laisser entrer les monstres » a-t-elle scandé à l’assemblée cannoise, la Palme d’or aux bras. Ceux de Julia Ducournau – cannibales, en l’occurrence – avaient déjà fait grandement parler d’eux en 2016 avec son brillant et frontal Grave, et les amateurs du genre attendaient depuis leur retour sous la caméra d’une grande cinéaste porteuse de promesses. Titane est une proposition de cinéma encore plus téméraire que la précédente, reprenant sa volonté d’évoquer des thèmes transgressifs et de nourrir de vives réactions, se permettant davantage de fulgurances, notamment sur le plan esthétique. La réalisatrice conçoit une œuvre organique et sensorielle, et réussit avec brio à instaurer une atmosphère glauque, dérangeante et prenante. À l’écran, un travail remarquable sur les corps et leurs mutations, à la lisière du fantastique, qui deviennent acteurs du film à part entière. Travestis, abîmés, modifiés : ils mutent au long du scénario, tels leurs propriétaires. Ducournau nous abreuve dans Titane du cinéma qu’elle aime, celui de David Cronenberg, de John Carpenter ou encore de Paul Verhoeven. Elle maîtrise ses cadres, a peaufiné sa mise en scène (inspirée du boulot de Nicolas Winding Refn) et ne boude pas son plaisir sur les séquences de violence. Le public de Cannes en est témoin : le film ne fait pas dans la demi-mesure et bouscule viscéralement. Du slasher au body horror, en passant par le drame familial et le surnaturel, Titane s’amuse des genres, éclabousse ses personnages (et son public) d’une beauté stupéfiante. De surcroît, son casting crève l’écran. Sans surprise, Vincent Lindon interprète avec justesse, ici dans le rôle d’un parent torturé et ambivalent, un colosse aux pieds d’argile, touchant lors des séquences les plus intimes. Pour sa première apparition, sa partenaire à l’écran Agathe Rousselle frappe fort – au sens littéral comme au figuré – et fait vivre vigoureusement le personnage ambigu d’Alexia.
Il n’en demeure pas moins un profond sentiment d’inachevé face à cet OVNI, dont les intentions se montrent plus excitantes que le produit final. Titane est indéniablement un bel objet de cinéma, sophistiqué et original, mais qui échoue à pleinement transcender son sujet. Julia Ducournau se base sur des motifs forts pour bâtir son histoire d’enfant perdu et de mécanique sexuelle (le rapport au corps, à l’identité, à la ferraille, à la paternité, etc.), qu’elle cite à l’image mais ne développe jamais. À vouloir déconstruire les genres, elle découd sa narration avant de se perdre dans ses (grandes) ambitions. Il semble d’ailleurs manquer des scènes entières et cruciales pour la compréhension du récit. Le long-métrage donne l’impression d’appuyer constamment sur l’accélérateur sans passer les vitesses. Les promesses supposées de Grave ne sont ainsi tenues qu’à moitié. Toutefois, l’aura énigmatique de ce deuxième film et sa nouvelle couverture médiatique devraient suffire à cueillir un public plus large, à rameuter les friands de bizarrerie filmique et les curieux du septième art. Son statut de récompensé représente une fenêtre considérable pour un type de productions vouée à gratter sa part du box-office et s’imposer dans le paysage francophone. De fait, et pour sa présumée importance pour l’industrie, le nouveau-né de Julia Ducournau devrait définitivement laisser entrer d’autres tendres monstres. Pour des histoires mieux tenues, on l’espère.