Annette, symphonie en tragédie majeure [Critique]

Comédie musicale débordante d’énergie et de fureur, récompensée au dernier Festival de Cannes, Annette impressionne par sa plastique et ses comédiens-chanteurs, Adam Driver en tête de liste.
Henry est un comédien à l’humour corrosif, Ann est une chanteuse renommée. Ils forment un couple épanoui. La naissance de leur premier enfant, Annette, une fillette au destin exceptionnel, va bouleverser leur vie.
On le croyait disparu, bien discret après avoir pondu le perturbé Holy Motors, son film multi-récompensé qui secoua les festivaliers cannois, il y a neuf ans. Il aura fallu quasiment une décennie à Leos Carax pour monter de nouveau les marches et mijoter un tour inédit, baptisé Annette. Pour celui-ci, Adam Driver et Marion Cotillard jouent de leurs cordes vocales, grimés en stars sous le feu des projecteurs. Lui est un humoriste provocateur, elle est une cantatrice de renommée internationale. Eux deux forment un couple glamour et médiatisé, le tronc d’un long-métrage aux aspects de feu d’artifice émotionnel, qui expose et dilate tout sentiment et en imprègne chaque centimètre de pellicule. Il apparaît, dès son préambule méta-aguichant, qu’Annette n’est que férocité, un objet cinématographique qui hurle, brosse, enfreint fougueusement, et en chansons. Il y a bien un peu de La La Land dans le rapprochement de ces artistes aux carrières discordantes, mais Carax ne filme pas les chorégraphies bien pensées et les exclamations à la gloire de Los Angeles. Ce qui l’intéresse se trouve dans l’incalculable, la spontanéité, le réflexe humain et psychique qui pousse deux vedettes à se détruire implicitement. Aux antipodes d’une romance qui se nouerait sous ciel étoilé, l’œil niais, l’histoire est celle d’un amour échu – qui n’a peut-être jamais eu lieu – et ce qu’il implique de plus funèbre. La fable tourne à la tragédie shakespearienne, tournée sur scène moderne, tant dans le texte que dans l’imagerie graphique invoquée pour l’occasion, faite d’éléments forts, mythologiques et spectaculaires, que le metteur en scène imbrique ou empile, selon l’humeur. L’auteur remonte ici à ses influences de cinéphile, un cocon d’hommages au septième art de son enfance, et les importe sans une once de mesure – à l’instar de ses héros.
Étonnamment, Annette n’a que très peu à voir avec le conte de fée et s’ancre dans une forme singulière de réalisme. Si la technique expérimentale et démonstrative brouille fréquemment notre perception de ce qui est narré (et peut empiéter sur l’émotion), le film tend à s’implanter fermement dans son époque connectée, bourrée de paparazzis siffleurs et campagnes sous hashtag. Un univers oppressant à qui Carax donne voix grâce à la foule, ses complaintes musicales et revendications obscènes. Ses deux protagonistes ne se contentent pas de parcourir les couloirs de ce monde venimeux : ils en dépendent, et se sont construit avec lui jusqu’à la défaillance. C’est ainsi que s’est lié le couple, que l’équilibre s’est défini, et cela ne fait que renforcer la fatalité accompagnant ses sourires hypocrites. Annette est une chronique musicale sur la relation amoureuse, la famille, mais également un homme (l’incandescent Henry McHenry) au parcours guignolesque et affreux, ayant observé les abysses de trop près. Ressorti indemne du périple Star Wars, Adam Driver arrange l’un de ses rôles les plus complets et physiques, contractant ses membres lors de ses sessions de stand-up ou agrippant le visage détaché de Marion Cotillard, dont l’aura fantomatique séduit automatiquement. Privilégiant l’enregistrement sur plateau, Leos Carax ne leur évite dissonance et digressions, mais touche à une sincérité appréciable. Et puis, il faudrait davantage qu’une poignée de fausses notes pour faire vaciller le répertoire retentissant des Sparks, musiciens et scénaristes du projet, qui offrent à nos oreilles deux belles heures mélodiques.