The Batman, du côté obscur [Critique]

Robert Pattinson incarne une version torturée et inexpérimentée du chevalier noir dans un blockbuster à la croisée des genres. Une réinvention du super-détective déstabilisante et sacrément passionnante.
Deux années à faire régner la peur dans les rues de Gotham City ont fait de Batman un symbole de vengeance. Sa nouvelle enquête sur un tueur en série pourrait bien conduire Bruce Wayne au cœur des ténèbres, à la découverte de sombres secrets.
Ce qui devait initialement être un segment de l’univers partagé DC, reprenant le passé du Batman cabossé de Zack Snyder, s’est transformé en un blockbuster à part : un reboot arqué autour du chevalier noir (le troisième en l’espace de quinze ans), aucunement raccordé aux récents attroupements de super-héros. Exit Ben Affleck, exit les participations christiques de Superman et Wonder Woman, exit les créatures fantastiques venus d’ailleurs. Matt Reeves, à qui l’on a remis les clés d’un Gotham encore plus crasseux que chez Christopher Nolan et Tim Burton, repart de zéro avec un Batman flambant neuf. Ou presque. The Batman nous épargne la sempiternelle mise en scène de ses origines tragiques – ce que Batman v Superman et Joker n’avaient su contourner – pour se concentrer sur ses débuts derrière le masque. En effet, cette version de la chauve-souris traîne dans les rues et squatte les scènes de crime depuis deux ans, noyant son chagrin en chassant (et fracassant) du voyou. Si comme ses prédécesseurs, Reeves s’accorde à dire que le meurtre sordide de ses parents a transformé l’orphelin en justicier noctambule, le réalisateur de Cloverfield réinvente le personnage et prête un œil cynique aux conséquences de cet événement. Dans son film, Bruce Wayne n’est pas le playboy fringuant coutumier des écrans de cinéma, le séducteur invétéré qui charme la populace. C’est un type déboussolé, rongé jusqu’à la moelle par ses traumatismes, un paria évitant la lumière du jour autant qu’il le peut, retiré dans son manoir poussiéreux. Un genre de nihiliste façon Kurt Cobain – comme aime à le revendiquer le réalisateur, scellant ce parti pris en incluant du Nirvana dans la bande originale – qui aurait converti sa douleur en une armure sombre comme la nuit et imperméable aux horreurs qui se trament dans la mégalopole du crime. Batman n’est que le produit de cette cité en perdition, la personnification de son mal-être autant qu’il paraît, au fur et à mesure de l’intrigue, occuper la place d’un ange déchu et mener sa barque sur le chemin de la rédemption. À lui de trouver la lumière dans tout ce chaos, donc, mais aussi les réponses aux devinettes cruelles de l’Homme-Mystère, The Batman s’assumant entièrement comme un polar.
Il y a bien un peu de Taxi Driver et Conversation Secrète dans ce thriller costumé, mais s’il est une influence que Matt Reeves ne peut nier, c’est bien celle de Seven. Même atmosphère poisseuse, même pluie incessante, même iconographie de la violence et soin de la scène de meurtre. Face à un tueur en série obsédé par les mots (Paul Dano est flippant), Batman se lance dans un jeu de piste avec ses énigmes, ses indices cryptiques et sa dose de suspens, l’ensemble formant une enquête aussi trépidante qu’élémentaire à la mythologie du super-héros qui, enfin sur grand écran, mérite son appellation de détective. D’un lieu à un autre, d’un appartement classieux aux sous-sols contaminés par la drogue, Gotham grouille de vie, de méchants (l’Homme-Mystère est loin d’être le seul vilain à figurer), de petites histoires qui confirment la sensation que ce monde malfamé respire et cache d’abondantes magouilles. La photographie de Greig Fraser (celui qui a planché sur The Mandalorian et le Dune de Denis Villeneuve) aide à accentuer la part d’ombre de cet écosystème urbain, introduisant le protagoniste comme un démon pouvant surgir de toute ruelle mal éclairée – l’ouverture du blockbuster fait une lettre d’intention remarquable au traitement de la ville et de la chauve-souris, voix-off et hors-champs sous le coude. À ce titre, le découpage ingénieux de Reeves lui sert à détailler ses personnages, alignant les séquences de castagne lisibles et faisant du regard de ses acteurs une porte d’entrée vers leur psyché meurtrie. Les yeux maquillés de Robert Pattinson induisent à eux seuls la souffrance continue de son rôle, et le comédien britannique profite d’être sous le costume du chevalier noir pour rappeler l’étendue de ses talents, ainsi que la vulnérabilité souvent oubliée du justicier déguisé. Non seulement la figure schizophrène et décadente de Bruce Wayne lui va comme un gant, mais sa voix colle parfaitement aux lamentations du personnage, confronté à ses limites en tant que vigilante. Et c’est ce qui tranche avec la concurrence, mais également avec ce qui a précédé : The Batman creuse le trouble du héros éponyme comme nul ne l’avait fait et, de surcroît, se paye le luxe d’être le film Batman le plus esthétiquement époustouflant. Deux arguments solides qui le distingue du cirque burtonien et des missions bondiennes de The Dark Knight, sans même parler des bouffonneries vendues par Marvel, et qui devraient en faire un immanquable du genre. Un genre, d’ailleurs, dont il ébrèche les standards contemporains en se montrant psychologique, politique et terre-à-terre.