Star Wars : quel bilan pour la postlogie ?

La sortie en salles de L’Ascension de Skywalker permet une lecture complète de la trilogie Star Wars lancée par Disney. Bilan d’une entreprise compliquée.
Disney pensait certainement les choses acquises en faisant main basse sur une franchise aussi plébiscitée et rentable que celle de George Lucas. Sept ans après ce rachat historique, le studio boucle une trilogie faisant suite à l’originale, non sans avoir divisé les passionnés de la Force, la presse et le grand public. Manque de préparation, trajectoires contraires, collaboration avec des metteurs en scène bornés : retour sur la cause des échecs de la dernière trilogie… mais aussi de ses réussites.
Disney et précipitation

30 Octobre 2012. La Walt Disney Company révèle avoir fait l’acquisition de Lucasfilm pour la modique somme de quatre milliards de dollars. Une dépense historique dans l’histoire du cinéma, que l’entreprise annonce vouloir rentabiliser au plus tôt en officialisant le même jour la production d’un nouvel épisode de Star Wars. Trois ans plus tard, Disney tient sa promesse : Le Réveil de la Force débarque en salles obscures, prêt à capitaliser sur la nostalgie de spectateurs déjà glanés par les films de George Lucas – lequel avait estimé qu’il était temps de transmettre son univers à une nouvelle génération d’auteurs. Seulement, si le studio peut se féliciter d’avoir respecté ses délais et pondu son super-blockbuster en un temps record, sa conception précipitée sème les graines d’un futur échec artistique. Car l’enjeu de cet Episode VII ne se limite pas à la simple élaboration d’une suite au Retour du Jedi, au contraire : le long-métrage doit être le tremplin d’une trilogie, le premier volume d’une nouvelle ère de La Guerre des étoiles, voulue aussi fantastique et divertissante que les précédentes aux yeux du grand public. En misant sur la sortie rapide du film, pour mieux asseoir son autorité sur la franchise et renflouer ses caisses, Disney opte pour une vision à court terme. La priorité est donné à ce seul opus, devant convaincre la foule de s’engager une fois encore dans les récits de cette galaxie très lointaine. Le studio renonce à toute planification des épisodes suivants, des conditions qui fragilisent dès lors la structure de ce qui sera nommé « la postlogie », conduisant les équipes de production à improviser la suite des événements au fil des épisodes (espacés de deux petites années) et à se frotter aux soucis de continuité, de cohérence, voire même de propos engendrés par l’absence de ligne directrice. Tout le contraire de Lucas, concepteur maladif mais bigrement organisé, pour qui la planification était une affaire de premier plan.
Courir après le passé

Après la défaite de l’Empereur Palpatine, la destruction de l’Étoile Noire et la victoire de Luke Skywalker, les choses ne sont pas allées pour le mieux dans la galaxie Star Wars. Un nouvel ordre malveillant a émergé et tente de prendre le pouvoir tandis que le maître Jedi a disparu des radars. C’est le point de départ du Réveil de la Force (un titre pour le moins évocateur) qui décide d’inclure dans la diégèse le temps passé depuis la sortie du Retour du Jedi – soit l’équivalent d’une trentaine d’années. L’idée est maligne : en faisant des légendes d’avant de vieux briscards égarés dans le cosmos, elle pousse le public à embrasser la quête de nouveaux protagonistes et leur position, à la recherche eux aussi des reliques les plus cultes (Faucon Millenium, sabres-laser, etc.) dans l’espoir de sauver leur monde. Le cap sélectionné pour l’avenir est donc… le passé. Un choix d’autant plus compréhensible qu’il tient de la présence de J. J. Abrams au poste de réalisateur, metteur en scène geek biberonné aux productions Amblin, qui sort tout juste du reboot triomphal de Star Trek. Avec l’Episode VII, Abrams et Lucasfilm affirment une ambition limpide : se reconnecter aux origines de la licence et ainsi rassurer les plus septiques. Pour se faire, le cinéaste monte le presque-remake d’Un nouvel espoir, avec le même sable chaud, la même station spatiale à détruire, le même casque noir du côté des méchants. À ceci près que l’intrigue ne se situe plus sur Tatooine mais Jakku, que les héros d’aujourd’hui ne sont plus des élus mais des individus en quête de sens et que le vilain n’est plus un père déchu mais un fils tourmenté. La différence se remarque dans les détails, peut-être trop, si bien que le blockbuster paraît étouffer le neuf et coincer son histoire en fétichisant les icônes.
Il faut compter sur la présence de Rian Johnson, second réalisateur en charge de la postlogie, pour voir la tendance se renverser. Sous sa direction, le deuxième volet (nommé Les Derniers Jedi) se propose d’abdiquer la nostalgie du volet précédent et de concentrer ses efforts sur les nouveaux venus. Son récit est celui d’une gigantesque fuite en avant, moins épique que spirituelle, où les personnages se détournent consciemment de la surenchère, des extrapolations, pour embrasser l’essence du mythe Star Wars. Une tornade de fraîcheur qui désintègre les fantasmes d’antan et ré-écrit les fondamentaux. La saga est notamment délivrée de son manichéisme à outrance, Johnson privilégiant la nuance quitte à faire de Luke Skywalker un ermite grincheux et non plus le sauveur ultime de la galaxie. Comme si l’histoire recommençait, avant que L’Ascension de Skywalker (qui voit le retour d’Abrams à la barre) ne ramène Palpatine et ne replace la franchise sur les bons vieux sentiers habituels. Les personnages sont les victimes premières de ce capharnaüm créatif, malmenés d’un opus à l’autre, d’une péripétie à la suivante, aussi bien tournée soit-elle, conduits à faire tout et son contraire sans jamais pouvoir assumer un héritage toujours plus lourd. Si la trilogie originale narrait la fin d’un régime totalitaire pour la victoire de la démocratie, si la prélogie racontait l’émergence du mal et l’avilissement du héros, définir aussi clairement la direction de la postlogie est rendu impossible par ses redirections incessantes.
Des visions divergentes

En l’absence de fil conducteur, Lucasfilm fait preuve de laxisme quant aux réalisateurs qui acceptent de mettre en branle la suite de la saga. Libre à eux d’improviser le devenir de la mythologie lucasienne. Seul hic : s’ils se rejoignent sur leur amour inconditionnel pour Dark Vador et le tragique de son destin, les deux bonhommes entretiennent une représentation hautement personnelle et radicale de Star Wars, à l’instar de millions d’autres fans. J. J. Abrams est convaincu que les histoires de La Guerre des étoiles n’ont jamais été aussi passionnantes qu’avant La Menace Fantôme, Johnson est persuadé que tuer le souvenir est une nécessité afin de libérer la licence de son plus gros fardeau : les attentes de la communauté concernant ses héros chéris. Guerre d’ego en coulisses ? Seulement deux aficionados étayant, sans concertation et par film interposé, leur vision de ce que doit être la saga. Le Réveil de la Force, Les Derniers Jedi et L’Ascension de Skywalker répondent, de fait, aux intentions de leurs réalisateurs et scénaristes, pensés non plus comme les composantes d’une histoire globale mais un terrain d’expérimentation et de narration fidèle à leurs auteurs. Sans base solide, ni ligne directrice claire, la postlogie s’est péniblement réinventé à chaque nous chapitre, entre nostalgie prédominante et besoin de nouveauté, entre fascination pour les vestiges et ironie mordante. La plupart des pistes élaborées ne portent finalement jamais leurs fruits, comme des portes ouvertes ne donnant sur rien. Les chevaliers de Ren, la désertion de Finn, les origines de Rey : les exemples ne manquent pas.
Mise à jour

La marge laissée entre chaque trilogie fait de Star Wars un indicateur parfait de son époque, reflétant le contexte cinématographique dans lequel les équipes de Lucasfilm durent opérer mais aussi furent influencées. Dix ans séparent La Revanche des Sith et le Réveil de la Force. Dix ans qui virent le cinéma grand public se métamorphoser, se passionner pour les super-héros et les succès d’hier. En 2015, Hollywood est en pleine crise nostalgique, plongé dans un spleen régressif. C’est l’ère de Stranger Things et des « sagas doudous », où Ghostbusters et Blade Runner reviennent squatter les cinémas des décennies après les avoir déserté. Le retour de Luke Skywalker, d’une certaine manière, était écrit. Toutefois, bien qu’emprunte du parfum enivrant des années 1980 et malgré la fascination des scénaristes (et par extension des personnages) pour le « bon vieux temps », la postlogie renouvelle la forme en usant des ressources de son époque. Les transitions en volet sont conservées, comme les marionnettes de L’Empire contre-attaque et le texte déroulant qui sert d’ouverture, certes, mais J. J. Abrams et Rian Johnson optent pour une mise en scène sophistiquée, gorgée de lensflares agressifs et de trucages perfectionnés, pour construire ce Star Wars d’aujourd’hui. Figée chez Lucas, pour mieux rendre hommage à ses modèles que sont Kurosawa et Leone, la réalisation passe désormais par une multiplication de travellings et d’angles impossibles, un éclairage stylisée, des jeux d’échelles et de flous – soit une gestion méticuleuse de l’image qui permet la pleine captation des émotions et un suivi de l’action remarquable. Le spectacle est total. De par l’image, les réalisateurs embrassent le frisson de l’aventure, le mouvement des comédiens, le merveilleux de l’intrigue. Ils courent également après la matière et le tangible, disparu lors de la prélogie, quand Lucas expérimentait son attirail numérique et révolutionnait la production d’effets spéciaux. C’est le retour à la pellicule, aux décors réels, aux costumes, aux accessoires pratiques (d’authentiques madeleines de Proust), à l’usure aussi.
L’affirmation d’une génération

Comme l’avait souhaité George Lucas à l’époque de l’épisode fondateur, Disney décide de recourir à des inconnus pour porter sa saga. Outre le retour félicité de Mark Hamill, Carrie Fisher et Harrison Ford, les recrues sont porteuses de promesse. Oscar Isaac (apparu dans Drive), Andy Serkis (le Gollum du Seigneur des anneaux) et Gwendoline Christie (Game of Thrones) font honneur aux vétérans. Mais la véritable trouvaille gagnante de cette génération réside en Daisy Ridley et Adam Driver. La première signe sa première apparition au cinéma après quelques feuilletons télévisés. Le second compte déjà plusieurs collaborations prestigieuses (dont Clint Eastwood, Steven Spielberg, les frères Coen). À l’écran, ils campent Rey et Kylo « Ben Solo » Ren, le duo phare des trois derniers volets, un couple à la relation ambiguë – due principalement aux nombreux revirements du script – et qui se forme fatidiquement autour d’une question commune, à la base de la postlogie : celle de leur place dans l’univers Star Wars. Driver compose un personnage d’une ambivalence sidérante, miroir inversé de son illustre grand-parent : ce n’est plus l’obscurité qui tourmente le héros, mais la lumière qui tiraille le vilain. L’acteur s’empare du conflit intime de son rôle pour livrer la performance la plus troublante et sensible de la franchise. Sa partenaire n’est pas en reste. Si son personnage prend de plein fouet les revirements du scénario, Ridley fait une héroïne à l’entrain communicatif. Une confirmation pour les deux comédiens, appelés à squatter d’autres étoiles.
Conclusion

Malgré l’émerveillement que suscita la toute première bande-annonce du Réveil de la Force, la joie de voir Han Solo et Chewbacca parcourir le Faucon Millenium, le bonheur de replonger dans l’atmosphère unique de la trilogie originale, une question subsiste. Car tout ne fut pas plaisir, avec cette postlogie. La frustration de découvrir un Luke Skywalker dépressif, le regret éprouvé devant les mystères qui meurent prématurément, la déception des ultimes révélations. Cela en valait-il la peine ? Fallait-il déterrer ces légendes, sur lesquels la poussière n’a pas lieu de se poser ? Était-il nécessaire d’agrémenter le culte ?
Les intentions furent financières avant d’être artistiques. Rentabiliser au plus vite un achat historique, entreprise qui a rapidement porté ses fruits. Néanmoins, Lucasfilm (sous la contrainte du temps) a tenu a faire les choses proprement, engageant des auteurs qui sauraient manipuler Star Wars, son univers, ses personnages, son mythe. Les thématiques avancées, les idées et motivations des cinéastes sont louables et pertinentes, d’autant plus à une époque de remise en question. L’exécution fait défaut, le calendrier serré, le trop-plein de liberté découlant d’une planification inexistante.
Sur le papier, l’initiative était séduisante : prolonger le rêve et rassembler les fans, dont la division gagne en ampleur au fil des épisodes. Et le rêve fut doux, un instant.