Star Wars : quel bilan pour la postlogie ?

La sortie en salles de L’Ascension de Skywalker permet une lecture complète de la trilogie Star Wars lancée par Disney. Bilan d’une entreprise compliquée.
Disney pensait certainement les choses acquises en faisant main basse sur une franchise aussi plébiscitée et rentable que celle de George Lucas. Sept ans après ce rachat historique, le studio boucle une trilogie faisant suite à l’originale, non sans avoir divisé les passionnés de la Force, la presse et le grand public. Manque de préparation, trajectoires contraires, collaboration avec des metteurs en scène bornés : retour sur la cause des échecs de la dernière trilogie… mais aussi de ses réussites.
Disney et précipitation

Le 30 octobre 2012, la Walt Disney Company révèle avoir fait l’acquisition de Lucasfilm pour la modeste somme de quatre milliards de dollars. Le même jour, Disney annonce la préparation d’un septième épisode de Star Wars, premier d’une nouvelle trilogie, prévu pour 2015. George Lucas, créateur de la franchise et ex-président de Lucasfilm (désormais dirigé par Kathleen Kennedy), est désigné comme consultant sur le projet et donne immédiatement son accord, estimant qu’il est temps de transmettre sa licence à une nouvelle génération de cinéastes.
La question du réalisateur en charge du retour de Star Wars brûle les lèvres du monde entier. Les noms de Zack Snyder, Quentin Tarantino, Brad Bird ou encore Steven Spielberg sont évoqués, mais tous refusent face à la crainte d’une telle responsabilité. Finalement, bien qu’il eut refusé l’offre de Lucasfilm une première fois, J. J. Abrams accepte d’orchestrer l’Episode VII. Le scénario, qu’il rédigera avec Lawrence Kasdan (co-auteur de L’Empire contre-attaque) lui est confié en octobre 2013. Tournarge acté entre mai et octobre 2014, quelques mois de post-production et voilà que sort Le Réveil de la Force en décembre 2015. De son annonce à sa diffusion, l’Episode VII aura vu le jour en trois ans. Deux seulement depuis l’arrivée de Abrams. Vitesse-lumière, vous dites ?
Si l’on peut reconnaître que la contrainte stimule en certaines occasions la créativité, l’on devine ici qu’elle fut un lourd fardeau. La précipitation de Disney causa ses plus grands torts. J. J. Abrams est missionné de façonner l’Episode VII, mais l’enjeu surpasse la conception d’un simple blockbuster : cet épisode doit être le tremplin d’une aventure découpée en trois morceaux. Seulement, si l’homme derrière le reboot (réussi) de Star Trek eut le temps de penser son opus, il n’eut guère celui d’anticiper ses suites. Alors, Abrams s’adonne à son péché mignon, la « mystery box » – l’art de dessiner les pistes et concepts sans avoir en tête leurs finalités, et laisser germer ces ingrédients au fil de l’écriture. Méthode controversée car souvent infructueuse et propice aux invraisemblances. De fait, le cinéaste injecte pléthore d’idées au Réveil de la Force, tel un intrigant maître du côté obscur, un groupe de chevaliers en armure, l’exil du héros emblématique, etc. Des voies qu’il laisse à ses successeurs, lui-même n’étant pas censé reprendre la direction de la suite.
Se pose le problème majeur de la postlogie, que certains renommeront cyniquement « la nostalogie » : le manque de clairvoyance. Le Réveil de la Force, Les Derniers Jedi et L’Ascension de Skywalker (qui verra Abrams revenir aux manettes) n’ont aucunement été pensé à l’avance. Aucun plan, aucune direction ne furent établis au préalable pour définir l’issue. Pire encore : les réalisateurs se succédant, aucun d’eux ne prit la peine de consulter son collègue pour définir ou non les possibles de cette épopée inédite. Chaque metteur en scène, presque livré à lui-même dans un laps de temps limité – la sortie des films étant espacé de deux ans, contre trois chez Lucas – se doit d’improviser. Tout le contraire de George Lucas, élaborateur précautionneux de la prélogie (décriée, certes) dont la finalité était planifiée dès le lancement.
Des visions divergentes

À une heure où le cinéma de divertissement souffre d’un formatage de grande ampleur, reprocher à Disney son laxisme s’avère assez paradoxal. Et pourtant, son manque d’encadrement et le trop-plein de liberté octroyé aux nouvelles recrues, annihilant toute prévision, forment une immense épine dans le pied de la troisième trilogie.
À l’instar de millions d’autres, J. J. Abrams et Rian Johnson tiennent leur propre représentation de la franchise, baladée depuis quarante ans entre tons, genres et aspirations du moment. L’un porte un regard admiratif aux vestiges du passé, l’autre est persuadé que tuer le souvenir est impératif pour progresser. Guerre d’égo ? Simplement deux fans de Star Wars étayant, en alternance, leur vision de l’œuvre. Celle d’Abrams fut par ailleurs un argument décisif dans le choix de l’engager, car biberonné au cinéma de science-fiction des années 80, il était la recrue parfaite pour restituer l’atmosphère de la trilogie originale.
Mais ce champ libre, prêt à être comblé par les péripéties d’une nouvelle génération de héros, n’est au final qu’un gigantesque trou noir. Peu importe ce qu’il avalera, sans anticipation ni fondements prédéfinis, tout ne restera qu’ombre et zones floues. En atteste les multiples indices et sentiers dégagés au fil des opus qui, à peinent dévoilés, meurent aussitôt. L’ensemble dépend essentiellement d’une démarche funambule, Disney et Lucasfilm naviguant à vue, privilégiant l’instant et la symbolique au sens général de cette entreprise.
Alors, Le Réveil de la Force porte aux nues les origines, dépoussière les effigies et recycle continuellement. Les Derniers Jedi balaye de la main les fantasmes, raccorde la prélogie et dégage la route pour ses successeurs. L’Ascension de Skywalker se raccroche aux fondamentaux, enchaîne l’action et la résurgence de visages familiers. Trois chapitres pour trois intentions, et c’est toute l’histoire qui perd consistance, cohérence et pertinence.
Parmi les nombreuses victimes de ce capharnaüm artistique, les personnages en pâtiront sérieusement. Malmenés d’un film à l’autre, conduits à faire tout et son contraire selon le tempérament du metteur en scène, les héros de la postlogie peinent à assumer un lourd héritage – succéder à Luke, Han et Leia est déjà une sacrée épreuve –, n’étant que les marionnettes désarticulées et désincarnées d’une galaxie en branle. Comme les reflets brouillons d’anciennes légendes. Et si l’on comprend nettement la perspective des auteurs sur chaque épisode, il paraît irréfutable qu’une cohésion aurait fait fondre bien des failles et, à défaut d’effleurer la perfection, aurait renvoyé une image plus supportable que celle d’un monstre de Frankenstein aux proportions pharaoniques.
Conçus tels des spin-offs, et non comme les composantes d’une trilogie faisant suite à l’originale, au point même que L’Ascension de Skywalker semble être l’essai (raté) de conter trois volumes en un, la postlogie se résume fatalement à la fragilité de sa conception.
Star Wars au goût du jour

La marge laissée entre chaque trilogie fait de Star Wars un indicateur parfait de son époque, reflet du contexte cinématographique dans lequel les équipes de Lucasfilm durent opérer. La trilogie originale, ancrée dans la vague des premiers blockbusters – dont l’inauguration est attribuée au film de Steven Spielberg (ami de Lucas), Les Dents de la Mer –, flirte avec le western et la science-fiction, le premier s’éteignant au profit du second, tandis que la prélogie s’inscrit dans un environnement résolument sérieux, épique et dense, où la concurrence portait le doux nom du Seigneur des anneaux, Matrix et Gladiator.
Dix ans séparent ainsi La Revanche des Sith et Le Réveil de la Force. Dix ans qui virent le cinéma grand public muter drastiquement, percuté par l’émergence soudaine de super-héros, de neuves technologies et de la toute-puissance de la machine Disney. Les derniers essais fantaisistes peinent à trouver leur public, se font donc rares, et les tentatives originales se terrent progressivement. Hollywood est en pleine crise nostalgique. Pourtant séduit par l’apport du numérique et dispositifs annexes, l’industrie est plongée dans un spleen régressif, les yeux posés sur les franchises d’hier. Bâtir sur les ruines de succès passés est une récurrence (Ghostbusers et Men in Black en firent les frais), et le retour de Star Wars y prend tout son sens.
Toutefois, bien qu’emprunte du parfum des premières heures, la postlogie use de codes et dynamiques contemporaines, dont certaines licences dépendent totalement (le Marvel Cinematic Universe, pour ne citer qu’elle). L’énergie insufflée par J. J. Abrams poussera une partie du public à considérer l’acte comme une dénaturation, ce que certains envisageaient déjà avec La Menace Fantôme. Une femme en tête d’affiche, un humour très moderne – à base de répliques spontanées et d’un comique de situation qui vire gentiment à l’absurde – et une mise en scène calibrée : le jeu est le même, mais les pions ont changé. La mise à jour apporte le meilleur, tel que la duplication de moyens techniques et la pleine conscience du matériau originel, comme le pire, le poids du studio étant un frein conséquent, inscrivant pleinement la troisième trilogie dans son époque, à l’image de ses ainées.
Blockbusters uniques

Jusqu’en 2015, la galaxie (très) lointaine dépendait de l’imaginaire de son créateur. La prélogie, plus que toute autre série, cristallisait la pensée de George Lucas : Star Wars est un récit familiale, épique, politique et tragique. Et malgré les controverses engendrées par ses choix, déjà contestés à l’époque du Retour du Jedi (les Ewoks et la non-mort de Solo furent ses décisions), la saga lui appartenait inéluctablement. Permettre aux spectateurs de découvrir une nouvelle facette de celle-ci, via une approche neuve et moderne, fut ce qui motiva Lucas à vendre sa firme au studio à grandes oreilles. Un angle inédit serait peut-être l’occasion de fantasmer autrement. Là se situe la richesse de la postlogie (et plus globalement de Star Wars sous Disney) : la contribution d’auteurs divers.
Il est indéniable que Le Réveil de la Force compte de nombreuses similitudes avec la trilogie originale, et particulièrement Un Nouvel Espoir. Cependant, limiter le travail d’Abrams à de la simple copie serait se méprendre. Le réalisateur capte la majesté d’un monde en ruines, filme les décombres avec passion, sans renier son propre cinéma et ses récurrences. Le groupe comme moyen de construire l’individu (une thématique qui lui est chère), la caméra constamment en mouvement, les fameux lens flares : c’est autant J. J. Abrams qui s’adapte à Star Wars que Star Wars qui s’adapte à J. J. Abrams. Il en est de même pour Rian Johnson, dont l’écriture si singulière et la réalisation sophistiquée constituent un tournant conséquent pour la saga (cause probable des fracas qui suivirent la sortie des Derniers Jedi).
Alors, l’on peut amèrement constater que la postlogie ne brille d’aucune harmonie, ni symbiose. En revanche, les épisodes VII, VIII et IX affichent une personnalité unique. Plus que d’être des films originaux estampillés Star Wars, ce sont des blockbusters d’auteurs, découlant d’une passion singulière et animés par l’envie de partager. L’aspiration de tout fan.
La faute à un cahier de charges pesant – conclure la saga la plus renommée de tous les temps n’est pas une mince affaire – L’Ascension de Skywalker semble contredire l’argument « œuvre d’auteur ». Pourtant, l’ultime chapitre est bien né de la vision d’Abrams, une approche moins délicate qu’à l’origine puisque, inspiré par l’audace (et la prétention) de Rian Johnson, le réalisateur eut l’envie d’emmener Star Wars en d’autres chemins.
L’affirmation d’une génération

En 1977, George Lucas révèle une toute nouvelle génération de comédiens, au travers du charismatique Harrison Ford, du charmant Mark Hamill et de la douce Carrie Fisher. Un trio encore méconnu du grand public et qui ne tardera pas à devenir l’icône de son époque. À son retour en 1999, le cinéaste ne pioche plus dans l’inconnu, optant pour des valeurs sûres tels que Samuel L. Jackson, Liam Neeson ou Ewan McGregor. Seule exception, et pas des moindres : ceux qui prêteront leurs traits à Anakin Skywalker, fer de lance de la trilogie. Jake Llyod et Hayden Christensen incarnent successivement l’enfant et l’homme derrière le masque de Vador.
Parmi les traditions qu’a tenu à honorer J. J. Abrams, l’on retrouve celle-ci : miser sur des visages (quasi-)inconnus pour donner vie à son aventure. De jeunes acteurs, en pleine affirmation, qui ne demandent qu’à représenter le cinéma de demain. Outre le retour (félicité) de Ford, Fisher et Hamill, les recrues sont prometteuses. L’on y retrouve John Boyega, Gwendoline Christie et Domnhall Gleeson – ayant respectivement fait leur preuve dans Attack the Block, Game of Thrones et la saga Harry Potter, aux côtés d’acteurs plus confirmés : Oscar Isaac (Drive), Lupita Nyong’o (Twelve Years a Slave) et Andy Serkis (Le Seigneur des anneaux). Tout ce beau monde compose un casting hétéroclite et passionné, qui ne se prive aucunement du plaisir de faire partie de l’aventure Star Wars. L’investissement, émotionnel et physique, se ressent à chaque séquence et certains, comme Boyega et Serkis, en deviennent délirants (ce qui tend à la crédibilité de l’interprétation).
Mais la véritable surprise de cette génération réside dans le choix d’engager Daisy Ridley et Adam Driver. La première, apparue dans quelques épisodes de séries télévisées, fait son incursion au cinéma avec Le Réveil de la Force. Le second compte déjà plusieurs collaborations avec des réalisateurs renommés (Eastwood, Spielberg, les frères Coen). Ensemble, ils campent le duo phare des trois derniers volets, un couple ambigu, que tout (ou presque) oppose, et qui fatidiquement se réunit autour d’une question commune : celle de leur place dans l’univers. Rey et Kylo Ren, de par leur évolution respective et le jeu de leur interprète, deviennent rapidement l’élément capital de la postlogie. Si bien qu’au-delà de leurs confrontations, la pilleuse d’épaves et l’héritier de Vador créent l’émotion, un point d’affect auquel le spectateur va facilement pouvoir s’ancrer.
Pour Daisy Ridley, il s’agit d’une révélation ; pour son collègue, d’une confirmation. L’actrice britannique voit sa carrière décoller, propulsée par la gigantesque visibilité que lui offre Star Wars. En antagoniste d’une saga si célèbre, Driver prouve au monde entier qu’il est capable de dompter un rôle difficile et complexe, sans pâlir face à l’interprète d’Indiana Jones.
Conclusion

Malgré l’émerveillement que suscita la toute première bande-annonce du Réveil de la Force, la joie de voir Han Solo et Chewbacca parcourir le Faucon Millenium, le bonheur de replonger dans l’atmosphère unique de la trilogie originale, une question subsiste. Car tout ne fut pas plaisir, avec cette postlogie. La frustration de découvrir un Luke Skywalker dépressif, le regret éprouvé devant les mystères qui meurent prématurément, la déception des ultimes révélations.
Cela en valait-il la peine ? Fallait-il déterrer ces légendes, sur lesquels la poussière n’a pas lieu de se poser ? Était-il nécessaire d’agrémenter le culte ?
Les intentions furent financières avant d’être artistiques. Rentabiliser au plus vite un achat historique, entreprise qui a rapidement porté ses fruits. Néanmoins, Lucasfilm (sous la contrainte du temps) a tenu a faire les choses proprement, engageant des auteurs qui sauraient manipuler Star Wars, son univers, ses personnages, son mythe. Les thématiques avancées, les idées et motivations des cinéastes sont louables et pertinentes, d’autant plus à une époque de remise en question. L’exécution fait défaut, le calendrier serré, le trop-plein de liberté découlant d’une planification inexistante.
Sur le papier, l’initiative était séduisante : prolonger le rêve et rassembler les fans, dont la division gagne en ampleur au fil des épisodes. Et le rêve fut doux, un instant.