Joker, l’attaque des clowns [Critique]

Depuis Suicide Squad, dernière apparition en date du Joker sur grand écran, et son formidable échec, Warner Bros s’est interrogé sur la façon d’aborder ses icônes tirées du support papier. Une remise en question suivant quelques égarements et blockbusters nauséeux, conduisant à Joker, un film ayant tout l’air d’un OVNI sur le terrain des adaptations de comic books.
Arthur Fleck est un homme qui se rêve comique. Il est aussi malade, souffrant d’un handicap depuis ses plus jeunes années, et ne parvient pas à se faire une place dans la société. Les tensions grandissantes à Gotham City et les crises que va traverser Arthur vont pousser la personne ignorée à devenir le monstre souriant le plus connu de la ville, futur ennemi juré de Batman.
Le choix de Todd Phillips, réalisateur rendu populaire grâce à la trilogie comique Very Bad Trip, en tant que scénariste et metteur en scène de Joker aurait pu sonner comme une évidence si le film s’était montré aussi fendard que ses travaux précédents. Surprise : il s’agit de son long-métrage le moins barjo. Le père de Date Limite signe ici son œuvre la plus mature, sévère et politique, tâche peu compliquée au vu de sa filmographie mais toutefois pertinente au sein d’un univers de super-héros plus codifié que jamais. Pas de grosses bastonnades sur fonds verts, pas non plus de chauve-souris à l’horizon, mais plutôt un portrait tragique et violent, porté par un contexte sociétal marqué et d’une grâce stupéfiante pour ce type de productions. Tout le contraire de ce que suppose aujourd’hui l’adaptation d’une bande dessinée estampillée DC.
L’on ne compte plus les œuvres dans lesquelles le clown est apparu, faisant du tord au chevalier noir ou attisant le chaos dans son coin. Celles qui ont eu l’audace d’expliciter les origines du vilain, qui jouit habituellement du mystère qui l’entoure, se font plus rares. À l’instar du comics culte The Killing Joke ou de l’excellentissime Batman de Tim Burton, Joker se propose de mettre en lumière ses premiers pas d’antagoniste. Nous faisons ainsi la connaissance d’Arthur Fleck, un type dérangé mais d’une grande douceur, à la vie pénible. Mais celui qui revêtira plus tard le costume du mal n’est pas seul dans son malheur : c’est en réalité toute la ville de Gotham qui souffre et entre en ébullition. L’ouverture du long-métrage donne le ton. Alors que la radio énumère les intempéries qui s’abattent sur la cité, Joaquin Phoenix s’enfonce les doigts dans la bouche pour forcer son sourire. Dans cette version de l’histoire, l’existence du Joker sonne comme une évidence, comme le résultat d’un système qui ignore et écrase. Et si Arthur prétend ne pas être un acteur politique, il est pourtant le fruit évident d’une friction à la base du scénario, l’illustration non pas d’un homme mais d’une société qui engendre ses propres monstres. Le maquillage du protagoniste se mue dès lors en symbole, comme Batman avait inspiré le peuple dans The Dark Knight Rises.

Par le prisme d’un axe intrinsèquement politisé, c’est toute la mythologie de l’homme-chauve-souris qui se retrouve renversée. La description des Wayne change radicalement des précédentes adaptation, non plus famille au destin tragique mais acteurs de premier plan du mal-être global. Le père influent est un milliardaire imbus de sa personne et opportuniste, et l’opposition entre le Joker ne se limite plus à une bagarre en costumes mais à un profond fossé social qui les aura toujours confronté. À ce nouveau point de départ s’ajoutent de multiples références et clins d’œil aux passionnés de comics, témoignant d’une compréhension du support original.
Joker est par ailleurs un film sous influences, ce qu’il ne dissimule guère. L’héritage du cinéma de Martin Scorsese se ressent autant dans la captation des décors urbains, grands bâtiments et lumières, que dans la manière de croquer le personnage principal. Des réminiscences de Taxi Driver, Raging Bull et (surtout) La Valse des Pantins flottent sans cesse au dessus de la tête d’Arthur Fleck. Phillips dépeint un Gotham anxiogène, aux éclairages tranchés et peu rassurants. Un théâtre parfaitement lugubre qu’investit la caméra, souvent dans ses recoins les plus glauques, où le Joker n’est jamais magnifié, même lorsque celui-ci improvise quelques pas lyriques. Le personnage doit beaucoup à son interprète. Pour camper son rôle, Joaquin Phoenix est d’abord passé par une métamorphose physique. Son corps rachitique, le comédien de Gladiator et Her s’adonne aux tremblements, torsions, chorégraphie extravagante, sans oublier les rires compulsifs de Fleck. Une performance habitée, à mille lieux des exclamations théâtrales de Nicholson ou de la folie furieuse de Ledger, révélant une facette inédite et saisissante. Face à lui, comme pour appuyer le parallèle scorsesien, Phillips fait appel au monstre Robert De Niro, dans la prestance seule suffit à convaincre. Affublé du costard de Jerry Lewis dans La Valse des Pantins, l’acteur campe Murray Francklin, une star de la télévision qui synthétise le mépris de l’élite sociale pour le reste de la population. Une sorte d’idole se transformant progressivement en cible à abattre, une némésis psychologique débouchant sur la scène la plus tendue vue dans une production DC Comics récemment. Les courtes apparitions de Zazie Beets (Sophie Dumond) et Brett Cullen (Thomas Wayne) sont, elles aussi, justes et pertinentes.
Parmi les mastodontes aux millions d’effets pyrotechniques, Joker sonne comme une sacrée anomalie. Il se pourrait qu’après des années de bataille avec Marvel, Warner Bros ait trouvé un axe inédit pour exploiter ses figures connues : celui du film d’auteur. Reste à voir si les prochains projets du studio suivront ce modèle ou continueront à mimer la concurrence.