The Fabelmans, Spielberg se raconte [Critique]

Dans The Fabelmans, son film le plus introspectif, Steven Spielberg revisite ses premiers émois cinéphiles et rend hommage à ses parents.
Le jeune Sammy Fabelman, tombé amoureux du cinéma, commence à réaliser ses propres films à la maison, pour le plus grand plaisir de sa mère qui le soutient.
Ce n’est pas la première fois que Steven Spielberg se raconte. En 2018, il se saisissait de l’adaptation du roman Ready Player One pour se couronner, lui et son collègue Robert Zemeckis, rois de la sacro-sainte pop-culture. Ses créations cinématographiques, parmi d’autres monstres emblématiques, faisaient figure de points de ralliement bibliques au cœur d’un grand spectacle ébouriffant, surlignant la magnifique place qu’occupe le réalisateur de Jurassic Park dans l’imaginaire collectif et – grand maux de notre époque – nostalgique. Entre-temps, une poignée de (grands) cinéastes ont ressenti le besoin de revenir aux origines de leur cinéma, qu’elles soient artistiques ou autobiographiques, comme une réaction aux bouleversements qui frappent l’industrie et promettent de la changer à jamais. Quentin Tarantino, Paul Thomas Anderson et James Gray ont ainsi successivement mesuré leur rapport au septième art en retraçant leur enfance, plus ou moins subtilement, et The Fabelmans s’appréhende dans cette continuité passéiste. Premièrement car Spielberg ne se cache aucunement de pondre un récit introspectif et de mettre en scène ses débuts de cinéphile à partir d’une rencontre inoubliable entre son alter ego fictif et la salle obscure. Un choc inaugural et fondamental, son Arrivée d’un train en gare de La Ciotat personnel. Deuxièmement car il profite de ce retour à sa jeunesse en Arizona, dans une famille juive des fifties, pour détailler la puissance du cinéma à toute échelle, de la captation innocente du quotidien jusqu’au rôle cathartique, voire thérapeutique, que peut occuper un tournage d’ampleur. Il trouve la juste mesure, la bonne distance, entre le drame de sa vie et le récit universel d’un artiste débattant de sa vocation, comme il concilie en arrière-plan la spiritualité de sa mère musicienne et l’esprit cartésien de son père ingénieur, deux faces d’une éducation dont les échos se sont fait entendre sur l’ensemble de son œuvre et qui révèlent la double nature du cinéma, technique et émotionnelle. Le réalisateur noue ces deux pôles lors d’une scène capitale, la plus importante du film (la plus belle aussi), où son double découvre un secret de famille sur son banc de montage. Une vérité qui avait échappé à ses seuls yeux mais que la caméra a su voir. Ou comment redonner au septième art ses pleins pouvoirs.
Alors Spielberg ressasse ses années d’apprentissage et d’adolescence, certes, mais il emploie pour cela l’expérience du créateur d’aujourd’hui – résultat de soixante ans de carrière, pour presque quarante longs-métrages. Outre ses travellings d’une efficacité imparable (son gimmick de toujours), sa photographie fantastique et les notes merveilleuses de John Williams, son brillant associé, The Fabelmans compte quelques plans parmi les plus évocateurs de sa lourde filmographie, laquelle prend une toute autre dimension quand les lumières se rallument. Spielberg confesse ici à voix haute avoir répliqué son histoire personnelle de nombreuses fois, tel un fil rouge qui lierait ses héros entre eux, de E. T., l’extraterrestre à l’Empire du Soleil, en passant par Arrête-moi si tu peux (The Fabelmans en est le parfait négatif). Des enfants perdus dans des foyers en crise, ou disparus. Ses parents, justement, le metteur en scène leur rend hommage en démontrant leur influence éternelle sur son art – ils sont, en fin de compte, les responsables de ses succès – et en confiant leur rôle à deux acteurs de génie que sont Paul Dano (décidément de plus en plus impressionnant) et Michelle Williams. Il étend également l’hommage à ses sœurs, à ses modèles (John Ford et son caméo hilarant), à ses premiers matériels, à ses prises de vues amateures qui préfigurent Indiana Jones, avec humour et tendresse. Enfin, The Fabelmans confronte la responsabilité des images, c’est là son geste le plus fort. À travers le parcours initiatique de son protagoniste, Steven Spielberg prouve avec autant de poids qu’une caméra sait reproduire le réel, en extraire les secrets, et le falsifier. Le réalisateur, du haut de ses soixante-seize ans et dix milliards de recettes cumulées, marque sa profession d’une portée divine, et donc dangereuse. « Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » disait Jean-Luc Godard. C’est avant tout celle du metteur en scène, selon le père des Dents de la Mer.