Nope, divertissement extraterrestre [Critique]

Le prodige Jordan Peele suit les traces de Steven Spielberg et M. Night Shyamalan avec un troisième film brillant, remontant aux origines du cinéma.
Dans un village reculé de Californie, une famille d’éleveurs de chevaux est témoin d’événements étranges après la mort du patriarche. Un nuage mystérieux en serait la cause
Échanger son verbe d’humoriste pour la casquette de réalisateur lui a valu une poignée de statues dorées et la notoriété de jeune prodige du cinéma de genre outre-atlantique, la même dont jouissent Robert Eggers et Ari Aster, autres bonhommes spécialisés dans l’elevated horror – une appellation réservée aux productions post-2010 refusant d’être de simples machines à frissons. Chez Jordan Peele, le fantastique est une fenêtre donnant sur des thématiques plus vastes que le monstre planqué sous le lit. Il étrillait, dans ses deux premiers films (impressionnants), les failles sociales béantes de la société américaine et y plongeaient ses pauvres personnages afro-américains. Pour son troisième opus, intitulé Nope, le cinéaste change l’angle de sa caméra pour quelque chose de plus large, de plus aérien, mais non moins angoissant et allégorique. Il quitte la cave glauque de Get Out et les galeries souterraines d’Us pour ne fixer que le ciel, à hauteur d’homme. Dans les nuages, se cache une soucoupe volante, un objet mystérieux, agressif, persécutant une famille d’éleveurs de chevaux isolée dans le désert californien. Un miroir tendu aux Dents de la Mer, où le requin est une entité extraterrestre nageant dans une mer céleste. Peele entend jouer dans la même cour que le géant Spielberg, revoyant sa mise en scène pour atteindre la grâce de Rencontres du troisième type, la fluidité de ses blockbusters et sa gestion mythique du hors-champ, car pour la première fois, le réalisateur fait du divertissement sa priorité – et celle de ses protagonistes. Chamboulés (c’est le moins que l’on puisse dire) par les phénomènes surnaturels qui s’abattent sur leur ranch, les personnages choisissent la captation d’images comme méthode de survie : la quête d’un plan parfait qui, à défaut de les soulager de l’oppresseur, leur permettra de fuir en devenant des célébrités. Le cinéaste affirme ici la puissance de l’enregistrement photographique, de l’image cinématographique, du money shot (argument capital hollywoodien). Il ausculte du même geste les réactions suscitées par l’impensable, plus seulement fascinant de par son irrégularité et son aura mystique, mais énième sujet d’une société du spectacle habituée à la démesure et qui se suffit de filmer sans comprendre le sens. Le rôle de Steven Yeun (qui depuis The Walking Dead trace une belle route) l’exprime le plus limpidement : enfant-star rescapé d’un tournage achevé en bain de sang, ses standards de l’horreur, comme sa distinction du réel et de la fiction, se sont expressément renversés.
L’entreprise de ses personnages les amènent à remonter le temps, à revenir aux bases fondatrices du septième art. Peele pourrait sobrement énumérer les étapes clés d’un tournage (il le fait avec humour en réunissant une troupe hétéroclite, en leur fournissant du matériel et un technicien expert pour superviser ce tournage de l’extrême). Le réalisateur voit encore plus grand. Il inclut le cinéma dans le code génétique de son équipe, formée des descendants du premier acteur jamais filmé, un jockey, et leur fait rebrousser chemin jusqu’aux sources : l’attraction foraine, déjà présente lors de l’ouverture de son précédent long-métrage, et le western. Et ce, après avoir déboulonné caméras numériques et fonds verts, étendards du divertissement américain d’aujourd’hui. Comme à son habitude, le metteur en scène s’entoure de comédiens fabuleux. Il retrouve Daniel Kaluuya après le succès éclatant de Get Out et mise sur la pétillante Keke Palmer pour contre-peser la nonchalance hilarante du premier, sa casquette de cow-boy contemporain vissée sur le crâne. Son expérience d’humoriste permet à Peele de jongler entre phases comiques et scènes de trouille, mais aussi de créer une alchimie tangible entre les membres charmants de sa distribution. Il peut ainsi fractionner ses séquences en points de vue divers sans perdre en cadence, ni intensité, et faire naître la terreur dans la distance qui sépare ses acteurs. Un tour de magie digne des meilleurs Shyamalan – le découpage et le suspens qui en dépend convoquent Signes et Sixième Sens – redonnant foi dans le grand spectacle non-franchisé, né avec Steven Spielberg et visiblement entre de bonnes mains.