West Side Story, un Spielberg passionné [Critique]

Le roi de l’imaginaire Steven Spielberg reprend West Side Story, l’un de ses films cultes, et réinterprète intelligemment son propos avec un grand recul.
Dans le quartier de l’Upper West Side, à l’aube des années 60, deux bandes s’affrontent : les Sharks et les Jets. Tony et Maria, chacun appartenant à l’un des camps, tombent amoureux en dépit du contexte.
Du haut de ses soixante-quatorze ans, Steven Spielberg se destine encore à explorer tous les genres cinématographiques imaginables. Sa dernière réalisation, Ready Player One, le faisait transposer les codes du jeu vidéo au grand écran, une lettre d’amour passionnée (et passionnante) aux chimères du divertissement populaire – dont la plupart sont directement sorties de sa tête. Le cinéaste se tourne à présent vers un autre versant du septième art américain avec un défi d’envergure : ramener la pièce la plus culte de Broadway dans les salles obscures, six décennies après son adaptation multi-oscarisée par Robert Wise. Pour le réalisateur de Jurassic Park, qui fait ici ses premiers pas vers la comédie musicale, retaper West Side Story est un rêve de gosse. Et il entend bien l’exprimer par l’œil d’une caméra. Mais au-delà du plaisir quasi-enfantin de rejouer ce qui est pour lui une œuvre de chevet, Spielberg se saisit du texte de Stephen Sondheim pour en démontrer toute l’intemporalité. Cette histoire d’enfants abandonnés se chamaillant un quartier qui n’est déjà plus le leur n’a, en effet, pas pris une ride. Avec un recul dont ne disposait pas Wise, le metteur en scène se permet un long-métrage plus politique et brut, explicitant le malaise social qui plane sur les deux gangs aux abois, formulé avec non moins d’importance que la romance tragique au cœur de l’intrigue. Dans cette relecture, la vue aérienne qui ouvrait le film original est remplacée par un travelling au ras du sol, révélant les décombres d’immeubles tout juste démolis. Avant la chaleur des nuits, les effusions de couleurs, les chorégraphies électriques, c’est la ruine que vient capter Spielberg, la poussière d’une Amérique qui mute et prend l’apparence, à plusieurs reprises d’un champ de bataille. La gentrification, le racisme, la violence et la misogynie sont ouvertement désignés, se rapportent par la mise en scène ou les dialogues changés pour l’occasion, plus frontaux, au service d’un commentaire social auquel les années n’ont pas donné tort.
Plus pessimiste et voulu plus réaliste, le West Side Story façon Spielberg demeure un grand spectacle éblouissant qui repose énormément sur les contrastes et éclairages de Janusz Kaminski, directeur de la photographie qui épaule le réalisateur depuis La Liste de Schindler, et la technique démentielle déployée. Le script nous (re)fait passer par les balcons grisâtres de la ville, les appartements restreints, les bars miteux, mais la caméra déambule dans les rues dès que l’opportunité se dessine – la chanson America, ici euphorisante, le prouve bien. Spielberg donne une ampleur inédite aux séquences chantées, fait bondir ses comédiens au grand jour, filmant au maximum à l’extérieur. Plans-séquence, grues, travellings à répétition : les focales intègrent le ballet, dansent et donnent le ton. Le film entier indique que le père des Dents de la Mer fut toujours taillé pour ce genre d’exercice, tout comme le sont les acteurs qu’il emploie. Constitué de parfaits inconnus, à quelques exceptions près, le casting colle au mieux aux personnages. Et bien que les Roméo et Juliette de cette version fassent convenablement l’affaire, ce sont les seconds rôles qui se démarquent brillamment. Mike Faist fait un Riff plus nerveux, David Alvarez campe un Bernardo plus habité, mais ceux-là n’existent plus quand surgit Ariana DeBose, qui prête ses traits à la pétillante Anita. Spielberg ne renie pas totalement l’ancienne génération, parvenant à inclure Rita Moreno, l’actrice originelle, dans un rôle touchant et bienveillant parmi la plâtrée de gosses perdus. De la sorte, il boucle son boulot de reconstitution, se connecte à son fantasme d’enfant, prouesse supplémentaire à son palmarès légendaire.