L’Attaque des Titans, la fin de l’innocence [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde… ». Jean-Luc Godard exprimait ainsi deux des grandes règles du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et celles-ci ont un sens, une vérité. La comprendre, c’est infiltrer le cinéma.
Un manga s’inscrivant au rang des œuvres nippones les plus importantes du siècle, une adaptation animée jouissant de la même popularité : L’Attaque des Titans forme un raz-de-marée culturel comme l’industrie en voit peu passer. Plantée à une époque indéfinie, sa trame coince les restes de l’humanité derrière d’immenses murs, protégeant les civilisations de créatures mangeuses d’hommes. L’arrivée d’un Titan d’une soixantaine de mètres, et les conséquences tragiques de son apparition, font s’engager un trio de mômes dans l’armée, désireux d’en finir avec les terrifiants géants qui rôdent à l’extérieur. Le point de départ de cette aventure n’est pas s’en rappeler celui de Naruto ou One Piece, deux monuments récents du shōnen où de jeunes gens courent après un destin épique, mais Shingeki No Kyojin s’est empressé de se débarrasser des poncifs.
L’intrigue a brusquement lâché les sentiers communs du héros providentiel au profit d’un corpus de thématiques philosophiques, politiques et existentielles. L’action s’est tarie, les discours se sont étirés, et le récit d’Hajime Isayama a davantage pointé le nihilisme du monde que les vertus de l’être humain. Quoi de plus perturbant que de voir les sauveurs présumés devenir les tyrans de demain ? Aucun point de rupture ne fut aussi frappant et dévastateur que l’ultime scène de la troisième saison, instant tranquille où L’Attaque des Titans a basculé irréparablement.


La mer constitue un cadre rêvé. Jusqu’alors, le bataillon d’exploration n’avait pu s’aventurer plus loin que les plaines et décors boisés bordant les murs de pierre, symbole de leur captivité. Nos protagonistes, en nombre réduit – ne reste que les personnages archi-principaux –, sont désormais libres d’étendre leurs frontières, temporairement débarrassés des barricades meurtrières qui les contraignaient à rester derrière les fortifications humaines. Une ultime excursion les mène à l’extrémité de l’île sur laquelle ils sont confinés. Une plage, son sable chaud, l’écume des vagues sous un soleil brillant. L’ensemble tend au sublime.
Enfants, Armin, Eren et Mikasa caressaient l’espoir candide d’apercevoir la mer, ces étendues infinies d’eau qui contrastent avec la ruralité et la terre qu’ils foulaient quotidiennement. Fixé tel un objectif inatteignable lors des premiers épisodes, un doux songe d’enfants, le cap est franchi au crépuscule de la troisième saison et la mise en scène, ainsi que le dessin, s’accordent à transcrire l’événement comme un rêve éveillé.
L’Attaque des Titans s’est quelques fois essayé à l’illustration métaphorique, accentuant les traits, les actes héroïques, les proportions, mais la série n’avait jamais autant usé de l’embellissement. Tout de brillance et éclats aveuglants, la plage se révèle au groupe. Le ciel épouse la mer, largue ses faisceaux lumineux sur l’endroit. Un filtre bleuté, presque indiscernable et scintillant, recouvre l’image et vient renforcer la dimension onirique de la scène. L’on croirait que l’histoire de titans n’est plus, remplacée par une autre, de douceur et quiétude où chacun se délecte du présent. Les ralentis ne sont plus au service de l’iconisation, habituellement réservés aux assaut de l’escouade, mais s’avèrent être un moyen d’étirer le temps, brouillant succinctement les limites du réel et du rêve. Les cadres respirent, l’urgence s’est tue.
Les pieds dans l’eau, Armin s’abaisse et ramasse un coquillage. Un geste d’une grande simplicité qui surligne la poésie et le symbolisme de la séquence. Lui, qui fut le premier à évoquer l’existence de la mer et ses possibles, touche enfin au rêve. Il le tient littéralement dans la paume de sa main.


Et alors que la mise en scène l’esquivait consciemment, lui qui a toujours occupé une place titanesque au sein de l’intrigue, Eren apparaît. Il s’est avancé vers l’horizon, plus éloigné encore que ses camarades et prononce les derniers mots de l’épisode. Les termes de liberté et d’ennemis se fondent dans un court monologue, la mort sort de sa bouche. Son regard a changé depuis le tsunami d’informations encaissé lors des précédents chapitres, déformant pour de bon sa perception. Le jeune Eren Jaeger, le garçon enragé qui jurait de pourfendre tous les titans pour venger sa mère et libérer l’humanité, a disparu. L’enchaînement de plans marque la distance le séparant de ses amis. Il est déjà parti. Armin, qui lui tendait alors sa trouvaille, insouciant, heureux et apaisé en dépit des épreuves abominables traversées, abaisse ses mains. Lui et Eren ne partagent plus le même rêve, ni la même vision de l’avenir – vers lequel Jaeger est irrévocablement tourné, quand pour la première fois les personnages savourent pleinement le présent. L’innocence, n’ayant plus sa place, n’est plus qu’un songe.
La saison suivante confirme toutes les craintes concernant le détachement d’Eren. Il est désormais en avance sur le reste du monde, hors d’atteinte. Summum de ce virage déstabilisant : ses pensées ne sont plus partagées avec le spectateur, forcé comme les personnages secondaire de subir les décisions radicales d’un protagoniste devenu étranger. Dès lors, la narration veille à ne jamais se séparer de ceux qui sont restés sur la plage, ceux qui ont su conserver une part d’innocence au plus profond d’eux. Ceux pour qui subsiste une once d’espoir en ce monde dévoré par le chaos.