1917, l’enfer en plan-séquence [Critique]

Alors que tous les voyants indiquaient que Quentin Tarantino, Martin Scorsese, Bong Joon-ho et Todd Philipps, ceux-là même qui ont fait 2019, seraient les grands récompensés des Golden Globes 2020, 1917 a frappé sans prévenir. Le nouveau film de Sam Mendes est ainsi reparti avec le prix du meilleur long-métrage, récompense ultime de la soirée, s’assurant une sacrée réputation pour son arrivée dans l’Hexagone.
Lancés dans une course contre la montre, deux soldats britanniques risquent leur vie, au-delà des lignes ennemies, pour sauver celles de milliers d’autres soldats. Une mission qui relève de l’impossible, en pleine Première Guerre mondiale.
Si Skyfall semblait confirmer, une fois encore, les talents du réalisateur britannique Sam Mendes, 007 Spectre fit s’insinuer doute et appréhension dans la conscience collective. Le metteur en scène visionnaire d’American Beauty avait-il succombé au poids des années ? Les craintes n’auront heureusement pas fait long feu. 1917, exercice scénique étalé sur deux heures intenses, se présente comme l’apothéose d’une carrière déjà bien remplie, de drames familiaux atypiques, missions secrètes périlleuses et relations vénéneuses. Au-delà de sa technique mirobolante, composante primordiale, le film embrasse son statut d’expérience cinématographique totale et convainc par sa virtuosité un brin tape-à-l’œil.
Récemment, ce sont les réalisateurs mexicains Alfonso Cuarón et Alejandro González Iñárritu qui s’étaient laissés séduire par le défi du plan-séquence intégral (pour les sensationnels Gravity et Birdman), défi transformé en argument de vente par les départements marketing. Pas de centre spatial ni de salle de théâtre pour Sam Mendes, qui trimballe sa caméra dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, chaos confinant des milliers d’hommes dans des repères de boue, remuant cendres et rats se délectant du festin. C’est au son des bombardements ou dans le calme inquiétant des lignes désertées qu’évoluent les focales, collées au train de deux soldats anglais. L’objectif ne cesse de les assister, y compris dans les recoins les plus étroits, du repos inaugural au dernier plan. Crash d’avion, explosion souterraine, course-poursuite parmi les décombres : c’est l’enfer qui attend ces enfants, un déferlement insensé de violence et agitations cruelles, et le cinéaste n’en manque une miette. Cependant, limiter 1917 à son action haletante serait négliger un pan essentiel du long-métrage. Dans ses scènes les moins turbulentes, le film épouse une dimension poétique, délicate, une paix fragile au pays de la destruction. Le poids du parcours s’y fait davantage ressentir.
Fallait-il absolument conter cette histoire via ce procédé ? Si la proposition sent l’esbrouffe à plein nez, le plan-séquence n’intervient à aucun moment comme un frein au scénario de Sam Mendes et Krysty Wilson-Cairns. Au contraire, la technique colmate le périple avec une charge massive d’intensité, poussant le spectateur à retenir son souffle de l’ouverture au générique final. Et bien que l’on suppose un mouvement continu (et potentiellement épuisant), le réalisateur pose son matériel à de nombreuses reprises pour mieux saisir l’expression des soldats. Des images sublimées par les soins de Roger Deakins, directeur de la photographie opérant pour Mendes depuis Jarhead : La Fin de l’innocence, dont les lumières soulignent la beauté des espaces, des gestes. Un régal pour la rétine.

Intrigue plantée en pleine guerre, le film ne tarde pas à transcrire les ravages du conflit. Le ton vire rapidement lorsque nos deux héros, Schofield et Blake, s’enfoncent dans les tranchées aux côtés de leurs camarades. L’intelligence du script lui fait esquiver le piège du misérabilisme, qui aurait facile de noyer le récit et de muer l’ensemble en complainte larmoyante. La détresse et le désespoir se lisent dans les yeux, et 1917 témoigne d’une certaine pudeur. Le purgatoire ne requiert de monologues verbeux pour manifester sa démence. La folie de la guerre se vit dans l’attente d’une attaque, dans un village qui s’embrase ou dans la perte de nos amis, peut-être trop naïfs et bons. Le récit implique directement l’audience en présentant son duo de protagonistes, jeunes et empathiques, et en plaçant un enjeu à deux faces : la première appelle l’honneur (épargner des milliers de soldats), la seconde l’intime (sauver un frère). Ainsi, le public baigne en des eaux anxiogènes, car en plus d’être alarmée par l’urgence de la situation, un point émotionnel s’érige face à elle. Secourir son frère, c’est préserver sa famille, son foyer, l’espoir.
George MacKay (Schofield) a eu l’occasion de faire des étincelles dans Le secret des Marrobowne, film d’horreur espagnol qui empruntait beaucoup à Shyamalan. Dean-Charles Chapman (Blake), lui, est principalement connu pour son rôle dans la série à succès Game of Thrones. Le tandem d’acteurs crève l’écran, non pas de charisme – ce sont de jeunes soldats, des adultes en devenir – mais par la pureté de leur interprétation, la justesse de la performance. Les novices sont escortés d’un certain nombre de grands noms, tels que Benedict Cumberbatch, Colin Firth et Mark Strong, figures d’autorités qui ne seront qu’éphémères. Leur prestation, imposantes mais symboliques (comme un indicateur temporel pour les protagonistes), ponctuent le film avec noblesse.
Sam Mendes a-t-il commis le hold-up suprême aux Golden Globes ? En vue de sa concurrence, rude et importante, il serait excessif d’affirmer que 1917 était un vainqueur tout désigné. Néanmoins, de par sa puissance technique et ses innombrables qualités (la musique de Thomas Newman est grandiose), il ne démérite ses prix. Le triomphe s’étendra, à coup sûr, jusqu’aux Oscars, où le long-métrage est nommé dans pléthore de catégories, dont la plus prestigieuse.