Oppenheimer, blockbuster à fragmentation [Critique]

Christopher Nolan trouble la frontière des genres avec un film-dossier intense, consacré à la création de la bombe atomique.
En 1942, convaincus que l’Allemagne est en train de développer une arme nucléaire, les États-Unis engagent J. Robert Oppenheimer pour mettre au point la première bombe atomique de l’histoire.
Il n’avait pas encore pour projet de mettre en scène « le père de la bombe atomique » que Christopher Nolan se référait déjà au nom de Robert Oppenheimer en tant qu’argument d’autorité. Lors de son précédent ouvrage, le réalisateur y recourait pour confier à son public la gravité des enjeux. Il s’agissait alors d’empêcher une guerre mondiale. Trois ans plus tard, le cinéaste mime symboliquement le protagoniste de Tenet en inversant le cours du temps jusqu’aux années 1940, décennie durant laquelle le physicien Oppenheimer prit part au projet Manhattan, programme de recherche dont les travaux menèrent à la création de la première arme nucléaire. Celle qui fut larguée sur Hiroshima et mit un terme à la Seconde Guerre mondiale. La période lui est familière, l’intrigue de son Dunkerque encapsulait un pan de ce même conflit. Pour Christopher Nolan, le défi est plutôt celui du biopic, qui malgré sa versatilité ne s’était jamais imposé à lui. Passé par le polar, le blockbuster de super-héros, le drame, la science-fiction, le documentaire et le film de guerre, le cinéaste honore ses inspirations kubrickiennes en troublant la frontière des genres et continue de le faire avec Oppenheimer, biopic qui refuse de l’être. L’homme intéresse évidemment Nolan, qui le qualifie sans sourciller de « personne la plus importante qui ait jamais vécu », mais le metteur en scène vise moins à dénicher les petits secrets du scientifique (qui demeure in fine une figure mystérieuse) qu’à plaquer sur pellicule le principe de réaction en chaîne, phénomène d’origine nucléaire qui déteint sur l’entièreté du long-métrage. Sa première image est celle de gouttes de pluie s’écrasant à la surface de l’eau, formant des ondes circulaire et répétées, des vibrations qui s’entrechoquent, les unes aux autres. Le film est ainsi fait : les séquences se succèdent, se répondent, s’emboutissent, et réfléchissent la propagation d’une action en coupant à travers le temps. Pour lier l’effet à la cause, ou inversement. Mais le dispositif, forme améliorée du montage non-linéaire de Memento, compte également un but sensoriel : ces scènes qui se superposent se font écho d’une mémoire subjective, d’un point de vue entaché par des souvenirs subliminaux et angoissants, bouleversé par des représentations mentales du choc des atomes, qui tendent à faire d’Oppenheimer un blockbuster expérimental.
Depuis Dunkerque, la démarche nolanienne semble s’être radicalisée. Toujours motivé par le grand spectacle (au sens hollywoodien du terme) et les structures épiques, le cinéaste a restreint l’accessibilité de ses longs-métrages en repensant la lecture de ses images. Si le commun des productions américaines parle aujourd’hui la langue des émotions, ou s’y essaie, Christopher Nolan priorise celle des sensations. « N’essayez pas de comprendre », placardait Tenet. La consigne est encore valable dans Oppenheimer, film bavard mais qui ne vulgarise pas, filmé en gros plans mais avec les plus grosses caméras qui soient, où le metteur en scène parie sur la cadence, la photographie somptueuse de son chef opérateur Hoyte Van Hoytema et la partition omniprésente de Ludwig Göransson pour décupler l’immersion cinématographique. Mais la prouesse de Nolan, réalisateur de plus en plus préoccupé, est certainement celle de narrer la fin du monde en espace clos, par le biais d’interrogatoire et procès philo-politiques si intenses qu’ils font s’effondrer les barrières du réel. Fragmenté entre la couleur et le noir et blanc, énième motif de réflexion nolanien, Oppenheimer se rapproche moins des précédents films de son auteur que du fabuleux JFK d’Oliver Stone, dénonçant avec une ferveur comparable l’hypocrisie des institutions américaines (jeu auquel se prête merveilleusement l’arrogance de Robert Downey Jr.), mise en opposition aux dilemmes humains éprouvés par le physicien éponyme, jugé pour avoir remis en cause les conséquences sa propre création – que Nolan considère être le déclencheur d’une nouvelle ère apocalyptique et non un moyen de pacifier le monde. Une conclusion pessimiste tirée des yeux perçants de Cillian Murphy, habituellement abonnés aux seconds rôles, à qui revient l’interprétation du scientifique tourmenté. Un personnage dont il épouse la sensibilité et l’enfièvrement, ainsi que l’envergure prométhéenne que lui prête l’écran-titre. Christopher Nolan n’en est pas à sa première fiction mythologique, mais celle-ci peut prétendre être la plus assourdissante et hallucinée. Et avant tout la plus personnelle.