Everything Everywhere All at Once, le multivers en folie [Critique]

Couronnée reine des arts martiaux, Michelle Yeoh devient la reine du multivers dans la dernière production A24, grosse épopée déjantée, épuisante et intime.
Evelyn Wang, propriétaire d’une laverie qui croule sous les dettes et mère de famille épuisée, apprend l’existence d’univers parallèles alors que sa vie lui échappe. Elle s’engage malgré elle dans une aventure au travers des dimensions.
Le multivers n’est pas qu’une affaire de super-héros, quand bien même les ogres Marvel et DC y auraient massivement recours pour justifier leurs incohérences, leur fan-service fumeux et leurs changements de casting impromptus. Preuve en est, le duo frappadingue derrière Swiss Army Man (et son cadavre péteur) met à contribution ce délire scientifique à la mode dans leur nouveau film, à la façon d’un (très bon) épisode de Rick et Morty. Les Daniels partent d’une situation somme toute déprimante : Evelyn Wang, immigrée chinoise à la tête d’une laverie, voit sa vie partir en vrille. Elle n’arrive plus à communiquer avec son mari et sa fille, son père lui rend la pire des visites, son travail l’ennuie et un redressement fiscal lui pend au nez. C’est au cours d’un rendez-vous avec une inspectrice des impôts que les choses sérieuses (ou plutôt cosmiques) commencent pour elle, alors que son époux d’un autre espace-temps l’informe qu’elle est la seule à pouvoir sauver le multivers de la destruction. La mère de famille apprend alors à piquer les capacités spéciales de ses alter egos issus de réalités bien différentes et se lance malgré elle dans une épopée délirante à travers une dizaine de dimensions farfelues qui revisite (parfois de manière inspirée, parfois moins) les classiques du cinéma internationaux en adaptant le format. Everything Everywhere All at Once met un pied dans les alentours romantiques d’In The Mood For Love après avoir parodié Ratatouille, reproduit une scène culte de 2001 : L’Odyssée de l’espace puis cite Michel Gondry, tout en évoquant continuellement la cartographie de Cloud Atlas et Mr. Nobody. Mais le film n’est pas que régurgitation d’œuvres existantes, puisqu’il invente pour lui-même des environnements fantastiques et s’amuse à contrarier le physique humain. Les personnages, avatars aux caractères modulables, sont victimes et maîtres, à tour de rôle, d’un désordre total et absolu tissé dès l’introduction, qui s’aggrave exponentiellement au long de ces cent-quarante minutes intenses. Les Daniels s’adonnent à une tâche d’envergure en raccordant la totalité de ces mondes avec un semblant de cohérence, un exercice narratif ardu et si périlleux qu’il cause son lot de divagations et un vilain ventre mou lors du deuxième acte, mais qui néanmoins se salue tant le film est en recherche constante de bizarreries à exploiter. Le timide Doctor Strange in the Multiverse of Madness est invité à aller se rhabiller.
Au centre de cet énorme bric-à-brac, l’unique Michelle Yeoh, la reine des arts martiaux dont les entraînements passés lui sont ici d’une utilité vitale. Le long-métrage lui rend hommage, à sa grâce, à sa carrière, et il pourrait s’en tenir à filmer ses coups de pied aériens pour obtenir notre appréciation, mais il présente également une lecture méta de ses talents d’actrice et son expérience. C’est à l’aide de son visage subtilement expressif et de sa posture que les réalisateurs créent la jonction entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, où Everything Everywhere All at Once est le plus frappant. Le vrai but de cette pagaille cosmique était déjà dans leur précédent film : l’espoir et la paix d’un individu en crise. Le sauvetage du monde, enjeu définitif que le scénario ne s’attarde pas à détailler, n’est qu’un subterfuge pour reconnecter une femme au bord de la soixantaine avec son foyer, avec les siens. De par cette progression existentielle, le film surprend en faisant jaillir de vives émotions de situations invraisemblables, pour qu’une saynète où deux cailloux discutent par sous-titres devienne un échange larmoyant. Daniel Scheinert et Daniel Kwan, de leurs vrais noms, en sont presque trop conscients, la conclusion tirant injustement en longueur, comme pour profiter des expressions précieuses d’une distribution parfaite, quelque soit le costume qu’on lui confie. Ke Huy Quan (le Demi-Lune d’Indiana Jones et le Temple Maudit devenu cascadeur) et James Hong (vu chez Ridley Scott, John Carpenter et toutes sortes de productions cultes) sont d’une présence réconfortante. Everything Everywhere All at Once n’en est que plus appréciable, bien que sa créativité puisse lui jouer des tours – l’imbrication des arcs narratifs est éreintante, par instants – et qu’une vingtaine de minutes semble de trop.