Cowboy Bebop, le spleen des étoiles

Film noir nostalgique, western spleenétique, comédie jazzy : tout est dans Cowboy Bebop. Tous les plans, tous les angles, tous les mots. Retour sur l’un des chefs d’œuvre planants du petit écran.
Parmi les bizarreries promues par l’animation japonaise, certaines sont appelées à irradier les centaines qui suivront et outrepasser le carcan télévisuel. Cowboy Bebop fait incontestablement partie d’entre elles. L’an 2071 au compteur, le western intersidéral de Shin’ichirō Watanabe dépeint un système solaire infesté de criminels après que la vie sur Terre soit devenue impossible. Dans ce futur pessimiste, chaotique et mélancolique, l’équipage du vaisseau spatial Bebop, abritant de fieffés chasseurs de prime, traque les pires voyous. Voilà le point de départ d’une odyssée de l’espace plus intime, subtile et déstabilisante qu’on ne pouvait l’imaginer.
Futur passé

Mettre un pied dans Cowboy Bebop, c’est accepter que la hiérarchie qui distingue le protagoniste du personnage soit repensée. Bien entendu, le vaisseau éponyme et ses matelots aux tronches uniques pointent à chaque épisode, entament le dialogue et talonnent indices et méchants bonhommes. Mais l’œuvre de Shin’ichirō Watanabe ne fait pas des investigations de cette joyeuse troupe la souche de son récit – ou, du moins, son axe majeur. Cowboy Bebop, c’est d’abord le dessin d’un monde vivant. Une tapisserie de vingt-six épisodes constituée de cassages de mâchoires, d’envolées spatiales, de cigarettes sous la pluie et (essentiellement) de témoignages spéciaux. C’est voir un auteur déconstruire agilement la structure du feuilleton, se débarrasser de quêtes et d’objectifs et penser la divagation comme un argument de prédilection. Il y a les incontournables missions sous forme d’enquête, les primes, les planètes à accoster. Et il y a le reste. Des vieillards qui ruminent, des mômes qui rêvassent, des gangs qui sévissent, des couples qui s’enfuient, des solitaires, des riches et des pauvres, des chanceux et des trouillards. Watanabe tend le micro aux passants et héros sans lendemain, planqués dans le fond des bars. Il passe chaque pièce du puzzle à la lumière des projecteurs avant de malicieusement l’emboîter. Cowboy Bebop, c’est faire la rencontre d’un univers qui respire et transcende le petit écran, se perdre consciemment dans le système solaire en compagnie d’inconnus aux prononciations familières, savourer le flottement suscité par la démarche arbitraire du script. Un formidable et enivrant hors-sujet.
Cet attachement à l’égarement, si substantiel, le programme la doit à l’une de ses influences primaires : le Blade Runner de Ridley Scott. Outre la pléiade d’artefacts de science-fiction que le long-métrage a su rendre culte grâce à son iconographie quasi-mythologique, la série animée en extirpe la mélancolie, le tempo et les flâneries, lorsque les images jasent et que les répliques tiennent de la prose. Le film de 1982 lui inculque aussi son imagerie futuriste, sa direction artistique pittoresque, son exposition d’un futur dépendant du passé. Les métropoles sont traversées d’engins volants, la robotique a contaminé la chair, l’humanité se paye le luxe de coloniser le ciel, mais chaque coin de rue, chaque bout de table, chaque costume nous ramène en 1990. Comme si l’espèce humaine avait progressé en préservant les couleurs, nervures et fantaisies d’une décennie précise, coincée dans une boucle temporelle en dépit du bond technologique qui nous sépare des courses-poursuites célestes de Spike Spiegel. Quant aux objets du quotidien qui furent dispersés à travers les âges, les voilà considérés tels des reliques sacrées, ce que moque aimablement un épisode en ressuscitant la cassette vidéo.
Et si le passé embaume autant les décors, c’est qu’il compte au plus profond du code génétique de la série. Cowboy Bebop traite d’une humanité qui traîne son vécu, obnubilé par l’avant. Une humanité qui a éliminé les frontières physiques, exploré et refaçonné les étoiles, mais qui croule sous les mêmes injustices sociales, qui a maintenu sa corruption, ses trafics douteux, ses maladies, ses obsessions. Une humanité qui a retenu ses (pires) habitudes et n’a laissé que des fantômes nostalgiques, qui a dû abandonner la planète Terre et se risque à la restaurer ailleurs. Oublié, maquillé ou maudit, le passé est un poids qui plombe les personnages, étranglés par les regrets ou l’impossibilité d’en avoir. Ainsi, l’intégralité des épisodes voit un locataire de cet univers poursuivi par ses vieux démons, puis mordre la poussière. Il est là, le fil rouge du programme. Dans la tragédie sous-jacente à ces situations lointaines, et pourtant si nôtre. À l’instar de Blade Runner, le récit de Shin’ichirō Watanabe indique le futur pour mieux éclairer l’importance du passé, son rôle prédominant pour ce qui suit, ou comment il conditionne l’avenir. Certains paraissent s’accommoder à cette vie, à cette geôle psychologique induite par le temps ; tous se lient (et se libèrent) quand sonne le glas. Une forme de tragédie à l’échelle solaire qui traite la mort comme ce qui connecte toute chose.
Grand écart artistique

Cowboy Bebop se situe au carrefour des genres, une particularité suggérée par son titre. Il est en effet sujet d’espace et de chasseurs de prime, mais pas que. Western, science-fiction, drame, thriller, comédie, horreur, film noir, film de gangsters, de kung-fu : le show japonais bifurque d’un épisode à l’autre sans jamais perdre de vue ses thématiques de fond, sans jamais ravaler son ambition insensée. D’une ambivalence absolue, les virées du Bebop se targuent consécutivement d’une atmosphère de terreur, d’un humour ravageur, d’une dramaturgie vertigineuse, de postulats cinglés. Les virages sont quelquefois déstabilisants, perpétuellement imprévisibles, la série se spécialisant dans le grand écart artistique quitte à volontairement perdre l’équilibre, et tout chapitre se veut aussi représentatif et caractéristique que les chefs d’œuvre auxquels il rend hommage. Trop finaud pour tomber dans le piège de la redite – ou emprunter le raccourci de la parodie –, Watanabe développe ses rebondissements personnels entre les milliards de références – subtiles ou non – qui assiègent l’écran. Cowboy Bebop est un grand numéro de funambulisme qui se renouvelle toutes les vingt minutes.
La série est un boulevard de citations cinématographiques plus symboliques, esthétiques et racées les unes que les autres. L’on y déniche les femmes fatales d’Hitchcock, les timbrés de Gotham City, les quartiers urbains de Ghost in the Shell, les chorégraphies de Bruce Lee, le huis clos façon Alien, les attaques aériennes de Star Wars, un sens du cadre hérité de Kurosawa – pour ne citer que les échos les plus repérables. Entre clin d’œil furtif et geste de cinéma habité, le show puise dans le septième art les teintes et l’imaginaire suffisants pour chambouler le spleen que revêt quotidiennement cet univers. Une invitation claire à l’aventure. Rares sont les œuvres qui ont si bien digéré la pop-culture. Rares sont les œuvres qui ont si bien su la mettre au service de sa diégèse. Mais le génie de Shin’ichirō Watanabe est certainement, dans le feu croisé des références, de faire naître les siennes. D’outrepasser le culte pour fonder sa propre mythologie. Il profite de la rupture de ton ou de genre, de cette intercalaire de quelques secondes, pour glisser une réplique, un mouvement, une image qui contribuera à sa légende.
Ses variations de genre lui impose une souplesse visuelle extrême, ce à quoi Cowboy Bebop répond par une pluralité de décors phénoménale et une mise en scène cinétique au possible. Protéiforme, tirant une grande partie de sa richesse dans son architecture mutante, les épisodes se payent des plans de coupe vertigineux, lorgnant un expressionnisme complètement assumé. Et lorsque la caméra touche terre, nos protagonistes lancés dans l’action, elle est libre d’entamer sa danse. Un ballet qui oscille entre l’ultra-dynamisme d’une bagarre du rue et le gracieux d’un duel westernien, dessiné dans toute sa splendeur, toute sa tension. Un mouvement suffit à abouter ces deux extrémités du cinéma d’action sans incohérence, exploit auquel contribue notablement la bande originale pondue par le groupe The Seatbels. Culte, inclassable, d’une complexité épatante et résonnant pourtant avec évidence, elle pose en trois notes de saxophone une ambiance réfléchissant le vécu et la mélancolie de ce futur, ses excentricités par rythmiques jazzy. Chez Watanabe, la note ne vaut pas moins que l’image. C’est pourquoi il baptise les épisodes « sessions », se réfèrent aux groupes Queen, Rolling Stones et Kiss, et nomme le vaisseau selon un sous-genre du jazz.
Héros à contre-courant

Et puis, il y a cette bande de pirates de l’espace. Un équipage arrangé inopinément, des vagabonds fédérés par pur opportunisme. Une paire de cow-boys qui ouvre ses bras à un chien surdoué, une chasseuse hargneuse, une enfant turbulente. Les cycles passent, les primes tombent, et l’équipage dysfonctionnel (mais attachant) du Bebop quitte les rives de la camaraderie pour celles du foyer, chacun de ses membres embrassant inconsciemment un stéréotype familial. À bord, une figure paternelle, ex-policier soucieux et matérialiste qui porte sur lui les traces d’un passé orageux, une débrouillarde au cerveau formaté, fuyant ses responsabilités, et une môme abandonnée, héritière par nature d’un système sali par les générations précédentes. Eux aussi entretiennent un rapport houleux avec le monde d’avant, qu’ils l’aient connu ou non. Ils le portent sur eux (ou en eux) et la série leur prête ses meilleurs épisodes, les plus chargés, les plus douloureux. Des épisodes disséminés et qui surviennent à l’improviste, telle une piqûre de rappel quant au fait qu’il est impossible de faire une croix sur ce que l’on a laissé, sur ce que l’on a été. Eux aussi sont des fantômes.
Mais dans ce cosmos spleenétique, il y a-t-il spectre plus tourmenté que Spike Spiegel ? À lui seul, le héros de Cowboy Bebop matérialise ce qui fait la singularité de la série, porteur d’une nonchalance énigmatique, une cigarette au bec. Avec lui, un soupir, un regard vers le vide sidéral, un sourire en coin vaut davantage que mille flashbacks. Il a beau se battre divinement, disposer du charme des vedettes hollywoodiennes, Spike se tient placidement à la lisière de l’anti-héroïsme. Son courage insensé pourrait révéler des pulsions suicidaires, sa chance ne pourrait être qu’un énorme et grossier hasard. La plupart du temps, il se contente d’être spectateur, peu intéressé de ce qui l’entoure, à la différence du protagoniste tel qu’il apparaît ordinairement. Son chemin n’est pas pensé comme une progression. Ce qui contribue à l’enrichissement du personnage provient exclusivement de réminiscences, d’éclats du passé, séparés de son présent et de ses aventures endiablées. Privé de futur et condamné à se démêler d’une vie qu’il a cherché à falsifier, il suffit toutefois d’un mot pour réveiller le chasseur de primes de son coma, un souvenir pour le ramener au pays des vivants. Car il est toujours question de cela : d’un flottement entre la vie et la mort, entre l’avant et l’après.