Game of Thrones, la bataille de l’immersion [FOCUS]

« Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » disait Jean-Luc Godard, Précisant deux règles capitales du septième art : la moindre seconde de film se fragmente en dizaines d’images et chacune d’elles découle d’une conviction.
Incorporée à une saison avare en action mais non dépourvue de rebondissements machiavéliques, La Bataille des Bâtards perpétue la tradition du neuvième épisode : une salve de violence et twists cruels que Game of Thrones a peu à peu converti en séquences épiques. La première édition envoyait valdinguer la tête de Ned Stark, un choc sous forme d’avertissement : survivre dans l’imaginaire de George R. R. Marin est, en effet, chose compliquée. Dès lors, les spectateurs étaient prévenus et ne pouvaient que patienter de voir leurs personnages chéris se faire dézinguer, une tendance masochiste indissociable de l’expérience offerte par la série désormais culte de la prestigieuse chaîne HBO.
L’escarmouche de la Néra, la défense de Castle Black, l’épreuve Hardhome : la sixième saison n’était pas entamée que les showrunners comptaient déjà quelques faits d’armes réjouissants sur le terrain de la baston médiévale. Des événements musclés faisant office de contrepoids aux tirades cérébrales et succulentes de King’s Landing, où l’argument politique règne en maître. Avec La Bataille des Bâtards, un épisode confié à Miguel Sapochnik (l’excellent technicien derrière Hardhome et plus tard The Long Night), la série passe au stade supérieure. Plus violente et ambitieuse que jamais, elle concrétise le fantasme de faire naître une action grandiose et sensationnelle, comparable à celle des films de Peter Jackson, sur petit écran. Un tournant pour la télévision.

Je pense qu’adopter un point de vue subjectif dans une bataille est un moyen de ne pas laisser le public s’en tirer et cela augmente la réponse émotionnelle et viscérale.
Miguel Sapochnik, réalisateur de La Bataille des Bâtards.
Le passage Hardhome, premier grand moment de frayeurs au goût de Marcheur Blanc, se révéla être un préambule au geste cinématographique qu’allait générer la série, une saison plus tard. La série conserve son envoyé spécial, le héros christique Jon Snow, et projette celui-ci à travers un innommable vacarme de fer, sorte de mini-apocalypse, les pieds dans la boue. La volonté d’immersion se fait viscéralement ressentir, explicitement établie comme la variable essentielle et motrice de la manœuvre : une démonstration technique sensorielle et soufflante, les curseurs poussés à l’extrême.
Suivant l’exemple Hardhome, donc, le cinquante-neuvième chapitre chatouille l’idée de submersion. La scène s’entame par l’image resplendissante d’un Jon Snow faisant face au raz-de-marée de chevaliers, sa lame valyrienne dégainée. Le temps se dilate via le montage, offre une ultime inspiration avant l’impact. S’en suit le chaos. Les deux armées se perforent avec une violence inouïe, les hommes s’effondrent, les chevaux hurlent. La musique de Ramin Djawadi, qui bordait jusque-là le courage du bâtard, a disparu, ne laissant qu’un brouhaha dévastateur forer nos tympans. Le découpage s’aligne à la confusion générale, les plans s’enchaînant succinctement sans que l’on puisse nettement distinguer qui du frère ou du rival se fait empaler, et un premier constat se dresse : tout n’est qu’horreur. Point d’héroïsme, nulle fantaisie en ces lieux d’atrocités. Game of Thrones se saisit d’un réalisme poignant.

Lancé dans la quête du crédible, Miguel Sapochnik positionne sa caméra à hauteur d’homme. Si le metteur en scène s’octroie quelques coupes vertigineuses, suivant le parcours d’une flèche de la décoche à la mort qu’elle occasionne, joint entre deux séquences barbares, ce n’est que pour mieux resituer l’action et informer l’audience du mouvement global. La variable humaine est autrement importante à Battle of the Bastards, qui franchit une étape paroxystique par la voie du plan-séquence terre-à-terre, collé à un Jon Snow avalé par le conflit armé. Autant boule de fureur – Ramsay Bolton, son opposant, vient de tuer son frère sous ses yeux – que soldat égaré dans l’enfer de la guerre, le futur Roi du Nord fait danser son épée au gré des hasards, surpris par une pluie de flèches, manquant de percuter une monture adverse ou de périr d’un malheureux coup de hache. La dextérité de Jon, prouvée lors des saisons précédentes, paraîtrait presque futile tant l’événement gagne une proportion dantesque, faisant de chaque mouvement un piège à contourner. La caméra suit la chorégraphie avec une habilité remarquable, sursaute en simultané, retranscrivant formidablement la valse désespérée du bâtard de Winterfell par-delà les embûches.
La lumière s’évanouit. Les rares éclaircies qui illuminaient le front se dissipent, comme si les éclats de sang avaient recouvert le ciel en même temps que le protagoniste. Dans l’alternance entre la lisibilité du plan-séquence et l’enchaînement tonitruant d’images, le champ de vision se bouche, obstrué par les forces ennemies et l’empilement de macchabées. Selon ses principes, appliqués dès l’épisode pilote, Game of Thrones n’épargne son spectateur et lui plonge la face dans un ballet mortuaire inédit. L’hémoglobine, la boue et la sueur, matière crasse omniprésente, recouvrent tout. Les soldats eux-mêmes ont perdu leur couleur, la peau badigeonnée des substances environnantes. Il n’y a alors plus de camps, plus d’armures, plus d’individus. Seulement un gigantesque amas de cadavres, d’hommes broyés, recrachés, miraculeusement sauvés. Les héros du Seigneur des anneaux n’y auraient pas survécu.