Game of Thrones, la bataille de l’immersion [FOCUS]

L’une des vérités induites par le septième art est qu’une seconde se fragmente en dizaines d’images, chacune imprégnée d’une idée, d’un concept, d’une vision. Il appartient au réalisateur de les multiplier, les diviser, mais par-delà les nombres, de mettre ces images au service d’une intention. Raconter une histoire, transmettre une pensée, dépeindre ou inciser : l’image compte parmi les outils – si ce n’est le seul véritable – les plus éloquents.
Incorporée à une saison avare en action pure, mais non dépourvue de rebondissements, La Bataille des Bâtards perpétue la tradition cathartique de l’épisode 9 : une salve de violence et retournements cruels que Game of Thrones a peu à peu converti en essai épique. La première édition envoyait valdinguer la tête de Ned Stark, héros désigné, un choc sous forme de présage. Survivre dans l’imaginaire de G. R. R. Martin est, en effet, chose compliquée. Depuis, les téléspectateurs attendaient d’être abreuvés du sang de leurs personnages chéris, propension légèrement masochiste mais finalement indissociable du visionnage de la série produite par HBO.
L’escarmouche de la Néra, la défense de Castle Black, l’épreuve de Hardhome : aux portes de la sixième saison, les showrunners comptaient déjà quelques faits d’armes réjouissants. Des événements faisant office de contrepoids aux tirades cérébrales et succulentes de King’s Landing, où l’argument politique règne en maître. De fait, le show pouvait se targuer d’une écriture rigoureuse et d’une puissance de frappe ébouriffante – le cerveau et les muscles, en d’autres termes –, prêt à tout écraser sur son passage. Avec La Bataille des Batards, dont les rênes furent confiées à Miguel Sapochnik (derrière Hardhome et The Long Night), le programme a affiché son ambition. Le petit écran n’aurait plus à rougir du grand, et cette scène extraordinairement intense marquerait au fer rouge l’histoire de la télévision, ridiculisant au passage bon nombre d’hostilités médiévales jouissant des salles de cinéma.

Je pense qu’adopter un point de vue subjectif dans une bataille est un moyen de ne pas laisser le public s’en tirer et cela augmente la réponse émotionnelle et viscérale.
Miguel Sapochnik, réalisateur de La Bataille des Bâtards.
Le passage Hardhome, premier grand moment de frayeurs glacées au cœur de Game of Thrones, se révéla être un préambule (réussi) au geste cinématographique qu’allait générer la série, une saison plus tard. Les mains crispées aux accoudoirs, le corps saisit par l’effet de surprise terrassant et flippant provoqué par l’arrivée des Marcheurs Blancs (antagonistes surnaturels et démoniaques), le public était submergé par la déferlante, peinant (et là était l’enjeu) à se raccrocher et maintenir la tête hors de cette vague de froid mortel. Dans le prolongement se hisse Battle of the Bastards – son nom lui vient du statut des opposants, deux bâtards du Nord –, au-delà de son aîné.
Le show conserve son envoyé spécial, le héros prophétique Jon Snow, et manipule brutalement celui-ci à travers un innommable vacarme de fer, sorte de mini-apocalypse, les pieds dans la boue. La volonté d’immersion se fait viscéralement ressentir, explicitement établie comme la variable essentielle et motrice de la manœuvre. Le public, à l’instar de son personnage fétiche, est bousculé, enseveli, pétrifié par le spectacle. Une démonstration technique sensorielle et soufflante, les curseurs poussés à l’extrême.
Suivant l’exemple Hardhome, donc, le cinquante-neuvième chapitre chatouille l’idée de submersion. L’exercice s’entame par l’image resplendissante d’un Jon Snow faisant face au raz-de-marée, sa lame valyrienne dégainée. Le temps se dilate via le montage, offre une ultime inspiration avant l’impact. S’en suit le chaos. Les deux armées se perforent avec une violence inouïe, les hommes s’effondrent, les chevaux hurlent. La musique de Ramin Djawadi, qui bordait jusque-là le courage du bâtard, a disparu, ne laissant qu’un brouhaha dévastateur forer nos tympans. Le découpage s’aligne à la confusion générale, les plans s’enchaînant succinctement sans que l’on puisse nettement distinguer qui du frère ou du rival se fait empaler, et un premier constat se dresse : tout n’est qu’horreur. Point d’héroïsme, nulle fantaisie en ces lieux d’atrocités. Game of Thrones se saisit d’un réalisme poignant.

Lancé dans la quête du crédible, Miguel Sapochnik positionne sa caméra à hauteur d’homme. Si le metteur en scène s’octroie quelques coupes vertigineuses, suivant le parcours d’une flèche de la décoche à la mort, joint entre deux séquences barbares, ce n’est que pour mieux resituer l’action et informer l’audience du mouvement global. La variable humaine est autrement importante à Battle of the Bastards, qui franchit une étape paroxystique par la voie du plan-séquence terre-à-terre, collé à Jon Snow, avalé par le conflit armé. Autant boule de fureur – Ramsay Bolton, son opposant, vient de tuer son frère sous ses yeux – que soldat égaré dans l’enfer de la guerre, le futur Roi du Nord fait danser son épée au gré des hasards, surpris par une pluie de flèches, manquant de percuter une monture adverse ou de périr d’un malheureux coup de hache. La dextérité de Jon, prouvée lors des saisons précédentes, paraîtrait presque futile tant l’événement gagne une proportion dantesque, faisant de chaque mouvement un piège à contourner. La caméra suit la chorégraphie avec une habilité remarquable, sursaute en simultané, retranscrivant formidablement la valse désespérée du bâtard de Winterfell par-delà les embûches.
La lumière s’évanouit. Les rares éclaircies qui illuminaient le front se dissipent, comme si les éclats de sang avaient recouvert le ciel en même temps que Snow. Dans l’alternance entre la lisibilité du plan-séquence et l’enchaînement tonitruant d’images, le champ de vision se bouche, obstrué par les forces ennemies et l’empilement de macchabées. Selon ses principes, appliqués dès l’épisode pilote, Game of Thrones n’épargne son spectateur et lui plonge la face dans un ballet mortuaire inédit. L’hémoglobine, la boue et la sueur, matière crasse omniprésente, recouvrent tout. Les soldats eux-mêmes ont perdu leur couleur, la peau badigeonnée des substances environnantes. Il n’y a alors plus de camps, plus d’armures, plus d’individus. Seulement un gigantesque amas de cadavres, d’hommes broyés, recrachés, miraculeusement sauvés. Les héros du Seigneur des anneaux n’y auraient pas survécu.