Star Wars : Les Derniers Jedi, peintures de rupture [FOCUS]

L’une des vérités induites par le septième art est qu’une seconde se fragmente en dizaines d’images, chacune imprégnée d’une idée, d’un concept, d’une vision. Il appartient au réalisateur de les multiplier, les diviser, mais par-delà les nombres, de mettre ces images au service d’une intention. Raconter une histoire, transmettre une pensée, dépeindre ou inciser : l’image compte parmi les outils – si ce n’est le seul véritable – les plus éloquents.
Débarqué dans les salles de cinéma en 1977, La Guerre des étoiles posa d’emblée les bases de son univers fantastique : un côté lumineux, son pendant obscur, et l’enjeu de trouver sa voie dans cette opposition aux tenants spirituels, existentiels et surnaturels. Star Wars est affaire d’équilibre, de balance perpétuelle, et cette galaxie dépend d’un duel permanent entre la lumière et les ténèbres. Alors, quand Rian Johnson, tête pensante du huitième épisode, choisit de brouiller les pistes, cabosser le plateau de jeu, creuser les brèches et les contradictions, son irrévérence (ou son audace, selon le point de vue) lui valut un gracieux florilège de représailles. Jugé outrancier, blasphématoire, risible ou vain, Les Derniers Jedi fut l’origine de mille esclandres, objet ultime de discorde pour ceux qui affectionnent de près ou de loin les travaux de George Lucas.
Pourtant, dans sa quête de déconstruction, le metteur en scène conserva, amoureux de la franchise qu’il est, l’idée de percussion. L’entrechoquement de deux entités jusque-là bien distinctes. Cette friction entre le bien et le mal, le cinéaste en fit la pierre angulaire de son récit. À l’intérieur, le principe de césure se greffe à l’envie détonante d’éconduire le manichéisme inhérent à la franchise, ce qui est exposé au travers d’illustrations limpides et gorgées de symbolisme. En résulte une cinématographie faite de rupture et dichotomie, corrélée aux guerre qui déchirent le cosmos Star Wars depuis des millénaires. Des images qui parlent à voix haute.


Figure de dualité, broyée par un doute irrépressible, Kylo Ren attise les contrastes. Si le blockbuster peut compter sur les talents d’Adam Driver pour professer la position équivoque de son rôle de gosse perturbé, le metteur en scène enrobe le comédien d’un écrin monochrome, de blanc et noir. Johnson va à l’évidence : un jeu d’ombre et lumière. Ben Solo scrute alternativement l’éclairage et son absence. L’architecture impérieuse de ses quartiers, ses projecteurs et fenêtres exacerbés lui imposent l’émulation. Ses tourments s’étendent aux murs.
Le script se raccroche fermement aux personnages, aux appréhensions, aux remords et détresses – Les Derniers Jedi suit religieusement le sillage de L’Empire contre-attaque – mais Rian Johnson s’octroie, en de singuliers moments, une prise de recul spectaculaire. Le temps suspendu, l’élargissement du cadre lui permet d’accoler le souffle homérique de l’action à la contemplation, et les acteurs, infimes particules d’un tableau gargantuesque, s’effacent au profit d’une représentation allégorique.


Ainsi, dans la nuit la plus totale – quand le Premier Ordre, héritier bâtard de l’Empire et menace de la dernière trilogie, touche à la victoire –, l’éclat aveuglant d’un vaisseau crée à l’image une entaille nette. L’espoir, éclair blanc survenu du néant, transperce le cadre noir. Sa survenance soudaine et ses conséquence exponentielles corroborent le propos de nos héros (et par extension, du blockbuster) : l’espoir peut fendre l’impossible, contrarier l’absolu.
Outre le maniement de la lumière et son antipode, le cinéaste se réfère à d’autres tenants naturels de la bataille, puisant ses ressources dans les décors mystiques que lui confèrent les mondes de Star Wars. Le relief biscornu d’Ach-To, île délimitant une partie conséquente de l’intrigue, lui sert à découper un plan en deux segments hétérogènes. Les pointes de l’archipel creusent une large diagonale, lisière de l’écume et l’écueil, point de rencontre du clair et de l’obscur. Si Johnson tient à user de la roche et de la mer comme arguments de sa thèse, c’est pour mieux souligner le caractère élémentaire du combat, le fait que le bien et le mal, la vie et la mort, se heurtent aussi naturellement et immuablement que la vague érode la pierre.


La place du personnage a également son importance. Ancrée en plein cœur de l’image, la jeune Rey (Daisy Ridley) – héroïne malgré elle de cette nouvelle épopée spatiale – se débat avec les frontières. Celles qui morcèlent la galaxie depuis le commencement, donc, autant que celles qui hantent ses aspirations intimes. Elle se tient là, debout, armée d’un sabre laser, rendue minuscule par l’angle adopté, toutefois centrale (et donc essentielle) au spectacle.
À son terme, Les Derniers Jedi octroie une réponse à ses protagonistes, aux acteurs de ces hostilités ancestrales, aux désorientés qui, tout du long, auront souffert du clivage. Une voie définitive se matérialise, balayant les soupçons, englobant les indécis (à la manière d’un Christopher Nolan sur The Dark Knight). Absorbés par la lumière ou l’œil imbibé d’un rouge démoniaque, héros et déchus peuvent étreindre leurs destinés – et franchir la démarcation – par le biais des couleurs infusant la pellicule. Le point de non-retour.