Joker, un rire tragique et politique [Critique]

La dernière apparition du Joker sur grand écran date de 2016, année où le projet Suicide Squad, troisième épisode de l’univers cinématographique basé sur les comics DC, sortait dans les salles du monde entier. Depuis (et suite aux mauvais retours entourant le prince du crime), Warner Bros, à qui appartiennent les droits d’exploitation, s’est interrogé sur la façon d’aborder ses icônes. Cette remise en question poussa les studios à façonner Joker, qui a tout d’un OVNI dans le paysage super-héroïque actuel.
Arthur Fleck est un homme qui se rêve comique. Il est aussi un être malade, souffrant d’un handicap depuis ses plus jeunes années et ne parvenant pas à se faire une place dans une société qui rejette la différence. Les tensions grandissantes à Gotham City et les crises que va traverser Arthur vont pousser la personne ignorée à devenir le monstre souriant le plus connu de la ville, ennemi juré de Batman.
Rendu populaire grâce à la trilogie comique Very Bad Trip, Todd Phillips est le réalisateur et le scénariste de Joker, un objet filmique qui a tout d’un tournant dans sa carrière. L’idée de placer un cinéaste aux travaux humoristiques (tels que Date Limite ou Starsky et Hutch) derrière la caméra ne manque pas de logique, le protagoniste éponyme étant aussi dangereux qu’amusant. Pourtant, Joker est (et de loin) le métrage le moins drôle de son auteur. Il s’agit bien là de son œuvre la plus sévère, mature et complète à ce jour. Le film DC Comics s’extrait des codes, inscrits au fer rouge depuis une dizaine d’années sur le cinéma hollywoodien de divertissement, et se voit plutôt comme un portrait tragique et violent, au fond politique et à la grâce folle. Tout le contraire de l’étiquette qu’on lui accole de prime abord.
L’on ne compte plus les œuvres dans lesquelles le clown est apparu, faisant du tord à la chauve-souris ou attisant le chaos dans son coin. Toutefois, rares sont celles qui ont eu l’audace d’apporter des origines au vilain, qui jouit habituellement du mystère qui l’entoure (ce qu’avait très bien compris Christopher Nolan avec The Dark Knight). À l’instar du comics culte The Killing Joke ou encore du Batman de Tim Burton, Joker propose de mettre en lumière les premières heures de l’antagoniste. Todd Philipps nous présente Arthur, un visage dérangé à la grande douceur, que la vie a décidé de piétiner. Mais celui qui revêtira bientôt le costume du mal n’est pas seul : c’est en réalité toute la ville de Gotham qui est en ébullition. L’ouverture donne le ton. Alors que la radio énumère les intempéries dont souffre la ville, Joaquin Phoenix force son sourire, l’étirant de ses doigts. Le personnage n’évolue pas dans un décor qui fait de lui une anomalie, c’est même tout le contraire. Au sein de cette cité sous pression, le Joker sonne comme une évidence, comme le résultat d’un système qui ignore et méprise. « Je ne suis pas politisé », prétend Arthur lorsqu’il est invité au talk-show le plus populaire du moment. Pourtant, il est le fruit d’une friction politique qui fait le squelette du long-métrage. Joker n’est pas la représentation d’un homme, mais d’un peuple : ceux dont la société ne veut pas. Le visage maquillé du clown se mue alors en symbole, dont la population ne tardera pas à s’habiller. L’anti-The Dark Knight Rises, en somme.

Par le prisme de ces intentions, c’est toute la mythologie Batman qui se retrouve renversée. La description des Wayne offre un exemple probant de l’angle adopté. Todd Phillips délivre une relecture de l’histoire tragique de cette famille, n’en faisant pas les héros (ou victimes) mais de simples acteurs. En partant des ruelles sinistres, le regard change radicalement : si le père milliardaire est un homme influent, il est également imbus de sa personne et opportuniste. L’opposition entre le Joker et Batman ne se limite plus à une bagarre costumée, mais à un profond fossé social et politique, qui les aura toujours confronté. Ainsi, la scène où Arthur rencontre Bruce est drapée d’une aura fascinante, l’homme et le garçon n’étant pas encore brisés par les malheurs qu’ils affronteront. Par ailleurs, Phillips s’approprie et renouvelle le mythe du Chevalier Noir, sans renier ses institutions fondamentales. Les clins d’œil aux différents comics, au-delà de gonfler l’amour des passionnés, témoignent d’une compréhension des récits. Les références servent le cadre et n’empiètent pas sur l’intrigue, à l’heure du fan-service ostentatoire.
La production n’a guère dissimulé ses influences scorsesiennes, perceptibles dans la captation des lieux, de ses grands bâtiments et lumières, et le brossage de ce portrait tordu. Joker transpire Taxi Driver, Raging Bull et (surtout) La Valse des Pantins de tous ses pores, tant que la notion de remake ne serait pas inappropriée. Épaulé de Lawrence Sher, avec lequel il a travaillé sur Very Bad Trip et War Dogs, Todd Phillips illustre un Gotham anxiogène, aux éclairages tranchés et peu rassurants. Un théâtre lugubre dans lequel grandit Arthur, que le cinéaste n’aura de cesse de placer au centre de ses cadres (le travail de la symétrie est notable) sans magnifier son protagoniste, malgré quelques séquences lyriques qui rendraient presque le criminel admirable (mention aux séances dansées).
Joker doit beaucoup à sa tête d’affiche, qui n’en finit pas de démontrer son talent hors-norme. Pour camper le rôle d’Arthur Fleck, Joaquin Phoenix est d’abord passé par une transformation physique, perdant une vingtaine de kilos. Une métamorphose remarquable, symbole d’une maîtrise totale de son corps. Le comédien s’abandonne aux tremblements, torsions, danse extravagante, sans oublier les rires compulsifs dont souffre Fleck. Une performance dantesque, habité, incisive. Il est vain de ressasser les exclamations de Nicholson, Ledger ou Leto : l’acteur est parvenu à composer sa propre image du vilain, une facette inédite et éminemment saisissante. En animateur vedette, Phillips opte pour le légendaire Robert De Niro, dont la prestance transcende (toujours) l’écran. Affublé d’un costume arraché au Jerry Lewis de La Valse des Pantins, De Niro campe Murray Francklin, star de la télévision charismatique et charmante, faciès envoûtant de la société qu’exècre le Joker. Les courtes apparitions de Zazie Beets (Sophie Dumond) et Brett Cullen (Thomas Wayne) sont, elles aussi, justes et pertinentes.
Todd Phillips est parvenu à créer la surprise, à imposer un film qui ne ressemble à nul autre (et au budget réduit) parmi les mastodontes aux millions d’effets pyrotechniques. Sur le plan artistique, le succès du film est inéluctable, tant l’ensemble est précis et ne rate jamais le coche. La proposition, onctueuse, fera certainement date, comme un événement de pop-culture historique. Warner Bros pourrait, après des années de bataille (perdue) avec Marvel, avoir trouvé le ton qui lui convient le mieux : celui du film d’auteur.